Il crut comprendre où elle voulait en venir.
— Et quel rôle comptez-vous tenir, demanda-t-il avec précaution, quand je serai sur le trône de Confalume ?
— J’ai été la fille d’un Coronal, puis la sœur d’un Coronal, répondit-elle. Jamais dans l’histoire de notre planète une femme n’a pu en dire autant. Je me distinguerais encore plus des autres en devenant aussi l’épouse d’un Coronal.
Svor laissa échapper un petit cri. Prestimion lui-même fut interloqué par tant de franchise. Plus question de coquetterie diplomatique, il ne restait que l’expression sans ambiguïté d’une volonté inflexible.
— Je vois, fit-il. Une alliance au sens littéral.
Il se représenta en esprit non la Thismet éprouvée par un long voyage, qui se tenait devant lui, mais la radieuse, la glorieuse Thismet du Château, vêtue d’une magnifique robe de léger satin blanc, au cou enserré dans d’étincelants cercles d’or ; puis, toujours en esprit, il vit la lumière de hauts chandeliers filtrant à travers cette robe lui révéler les courbes souples de la poitrine, du ventre et des cuisses de la princesse. Un torrent de passion inonda son âme avec une telle violence que Prestimion crut un instant se retrouver au pied du barrage de Mavestoi, au moment d’être englouti par les flots.
Il tourna la tête vers Svor. Lut une mise en garde dans ses yeux, vit le pli de perplexité qui lui barrait le front. Svor, l’homme à femmes, versé dans les voies du désir, voulait assurément lui faire comprendre qu’il devait se méfier de la magie exercée par le corps de cette femme, qu’elle pouvait être plus puissante que le plus puissant sortilège connu du haut mage Gominik Halvor ou de ses confrères en sciences occultes.
Oui. Très probablement. Et pourtant… pourtant…
— Monseigneur, reprit Thismet, rompant le silence qui se prolongeait, si je pouvais disposer d’une heure et d’une cuvette d’eau chaude, et si on pouvait aller chercher mes vêtements qui se trouvent dans le flotteur accidenté dans la vallée…
— Bien sûr. Je donne immédiatement des ordres. Allez dans ma tente, Thismet.
— Nous avons déjà envoyé chercher les bagages dans le flotteur, dit Svor. Et Melithyrrh qui attend là-bas.
— Bien, fit Prestimion, avec un petit signe de tête, avant de se tourner vers Nilgir Sumanand, son aide de camp.
— Assurez-vous que la princesse Thismet ait tout ce dont elle a besoin pour se rafraîchir. Elle a fait un long et pénible voyage.
— Que vas-tu faire, Prestimion ? demanda Svor quand ils furent seuls.
— À ton avis ? Que ferais-tu à ma place ?
— Je comprends, fit Svor avec un petit sourire triste. Qui pourrait résister ? Je ne te cache pas, poursuivit-il d’une voix douce, que je suis, moi aussi, amoureux d’elle. Depuis longtemps. Comme tout le monde au Château, je suppose. Mais je me contenterai, en bon subordonné, de Melithyrrh.
— On peut faire pire, fit Prestimion.
— En effet, approuva Svor. Tu te sens capable de rester seul avec elle ? ajouta-t-il en jetant un coup d’œil vers la tente.
— Je crois, oui. Je ne pense pas qu’elle essaiera de me tuer.
— Probablement pas. Mais elle est dangereuse, Prestimion.
— Peut-être. C’est un risque à courir.
— Et si tout se passe bien, penses-tu vraiment faire d’elle ton épouse ?
Prestimion donna en souriant une tape sur l’épaule de Svor.
— Une chose à la fois, Svor, une chose à la fois ! Mais ce serait une bonne décision politique, non ? Lord Prestimion triomphant prend pour épouse la fille du Pontife Confalume, rétablissant ainsi l’ordre ébranlé par le stupide Korsibar. L’idée me plaît. Oui, une bonne décision politique. Mais il y a aussi la princesse… pour elle-même…
— Comme tu viens de le dire, on pourrait faire pire.
— En effet.
Il indiqua à Svor qu’il souhaitait rester seul un moment ; le petit duc se retira.
Prestimion s’enroula dans sa cape et déambula entre les tentes sans être dérangé, revenant en esprit sur la tournure surprenante des événements.
Thismet !
C’était si étrange, si inattendu. Elle se servait de lui, bien entendu, pour exercer une manière de vengeance sur Korsibar ; il ne faisait aucun doute que son frère avait été à l’origine d’une déconvenue, qu’il avait peut-être essayé de lui imposer un mari dont elle ne voulait pas. En tout état de cause, il l’avait suffisamment mécontentée pour qu’elle s’enfuie à l’autre bout de la planète et se jette dans les bras de son ennemi. Soit. Il leur serait certainement possible de s’entendre, dans leur intérêt commun. Ils se comprenaient, Thismet et lui. Elle se servirait de lui comme il se servirait d’elle. Il ne pouvait espérer meilleur parti, tout le monde le savait.
Outre les questions de politique, il y avait bien sûr la personne de Thismet. Cette femme ardente, passionnée, qu’il observait avidement de loin, depuis si longtemps. Qui venait à lui. Qui s’offrait à lui. Il avait mené assez longtemps une vie ascétique. On ne pouvait refuser une telle proposition.
— Prestimion ? C’est bien toi, emmitouflé dans cette cape ?
La voix dans son dos était celle de Septach Melayn.
— Oui, répondit-il. Tu m’as reconnu.
— Svor m’a raconté, pour Thismet.
— Oui.
— On peut dire, je le pense, qu’elle est la plus belle femme du monde. Toutes mes félicitations. Mais les ennuis l’accompagnent partout où elle va.
— Je le sais, Septach Melayn.
— Est-il souhaitable, Prestimion, que les ennuis viennent jusque dans notre armée ? À la veille du combat, pratiquement ?
— Laisse-moi en être juge.
— Je viens d’en parler avec Gialaurys et…
— Eh bien, n’en parlez plus. Elle est à sa toilette dans ma tente ; quand elle sera prête, j’irai la rejoindre et si des ennuis surviennent, tant pis. Mais je ne veux pas entendre un mot de plus.
Prestimion posa la main sur l’avant-bras de Septach Melayn, juste au-dessus du poignet.
— Écoute-moi bien, mon vieil ami, fit-il en souriant, d’une voix douce mais empreinte d’une grande fermeté. Je ne te donne pas de conseils sur la manière d’utiliser ton épée ; ne m’en donne pas sur ce que je dois faire de la mienne.
Ils se trouvèrent enfin face à face, seuls dans la tente. Thismet s’était lavée et avait passé une robe blanche arachnéenne, sans rien dessous. Il voyait les pointes sombres des seins dressées contre l’étoffe légère et la marque plus sombre sur le bas-ventre. Mais, sans bijoux et sans maquillage, il émanait d’elle une étrange pureté ; aussi bizarre qu’il pût être d’appliquer ce mot à Thismet, c’est pourtant celui qui convenait. Elle était loin des bravades dont elle avait fait montre une heure plus tôt en l’invitant à la fouiller pour chercher une arme sur sa personne. Elle paraissait tendue, hésitante, presque effrayée. Jamais il ne l’avait vue comme cela, jamais. Mais il comprenait. Il éprouvait un peu la même chose. Il sentit soudain poindre en lui la possibilité qu’il pût y avoir entre eux autre chose que la simple soif de pouvoir qui unit deux conspirateurs et autre chose aussi que le plaisir des sens. Peut-être. Peut-être.
— C’est moi qui ai incité Korsibar à s’emparer de la couronne, dit-elle. Le saviez-vous, Prestimion ? Je l’ai poussé à agir. Sans moi, il ne l’aurait jamais fait.
— Dantirya Sambail me l’avait laissé entendre, répondit-il. Peu importe. Ce n’est pas le moment d’en parler.
— J’ai commis une grave erreur ; je l’ai compris aujourd’hui. Il n’était pas fait pour être roi.
— Ce n’est pas le moment de parler de cela, Thismet, répéta Prestimion. Laissons les historiens débattre de la question.
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