— Rien de tel, répondit Prestimion. C’est un message de nos vénérables mages Gominik Halvor et son fils. Ils ont fait des prédictions pour notre entreprise L’endroit le plus favorable pour livrer bataille à Korsibar se trouverait, d’après eux, entre les Trikkalas et le Mont, à Thegomar Edge, au bord du lac Stifgad, dans la province de Ganibairda.
— Je connais la région, lança Gynim de Tapilpil. Il faut passer par Sisivondal et, de là, obliquer au sud-est, dans la direction de la forêt de Ludin. On y cultive le stajja, la lusavande et d’autres plantes. Une contrée acquise à votre cause, monseigneur, où les paysans n’attendent qu’une chose : que la situation revienne à la normale.
— Nous nous rendrons donc à Thegomar Edge, déclara Prestimion. Et c’est là que Korsibar viendra nous affronter.
— Dis-moi, Prestimion, fit Septach Melayn. Les mages ont-ils tiré des présages sur la réussite de notre entreprise ?
— Oh ! oui répondit Prestimion en jetant un regard fugace, à peine perceptible, au parchemin qu’il tenait à la main. Tout est de bon augure pour nous. En route, donc ! La province de Ganibairda ! Le lac Stifgad ! Thegomar Edge !
La marche vers l’est s’apparentait pour Prestimion à un Grand Périple. La population le saluait comme un libérateur dans toutes les cités qu’il traversait à bord d’un flotteur découvert, Thismet à ses côtés, et l’acclamait sur la route qui le menait au rendez-vous fixé à Korsibar.
C’est cette même population qui avait été saisie d’une si grande crainte dès que la nouvelle de l’agonie du Pontife Prankipin avait commencé de se répandre. Ils avaient cru que des troubles suivraient le trépas du vieil empereur ; et les troubles étaient venus. Leurs mages avaient annoncé le chaos et ils avaient vu juste. Les rapports en provenance de toutes les provinces faisaient état de luttes armées, de récoltes insuffisantes, d’une inquiétude générale tournant parfois à la panique.
Il était évident pour Prestimion que la population de Majipoor était terriblement lasse de l’affrontement entre les deux prétendants au trône, qui avait gravement nui à la prospérité planétaire en ces temps d’incertitudes et d’hostilité. Il constatait aussi que l’énormité du péché de Korsibar avait fini par avoir des retentissements dans le peuple. Ils étaient de plus en plus nombreux à attribuer à Korsibar leurs difficultés, pas seulement ceux qui croyaient aux rumeurs selon lesquelles le Coronal était en réalité un Changeforme, même s’ils étaient légion. La population unanime aspirait à la restauration de la paix. Elle comptait sur Prestimion pour rétablir l’ordre.
Il y avait aussi les messages nocturnes de la Dame Kunigarda, qui s’en prenaient à Korsibar et à Confalume, et faisaient l’éloge de Prestimion. L’influence de Kunigarda était encore grande par toute la planète, d’autant plus que Roxivail, la nouvelle Dame de l’île, n’avait pas encore commencé à entrer en contact avec les esprits endormis. Roxivail avait pris possession de l’île, d’après les rapports, mais elle n’était pas encore parvenue à y exercer les fonctions qui étaient siennes.
Malgré tous ces éléments qui jouaient en sa faveur, rien ne garantissait à Prestimion que la couronne de Majipoor allait lui tomber dans la main, comme un fruit mûr qui se détache d’une branche. Le peuple pouvait être avec lui, certes, et ce soutien populaire aller croissant de jour en jour, cela ne faisait pas automatiquement de lui le vainqueur. Il lui restait à affronter la puissante armée de Korsibar. L’ennemi qui l’attendait à l’est était redoutable.
L’itinéraire suivi par l’armée de Prestimion coïncidait par la force des choses, avec une grande partie du trajet parcouru par Thismet et Melithyrrh après leur fuite du Château. Elles retrouvaient sans aucun plaisir ces sinistres agglomérations rurales qui éveillaient en elles les mauvais souvenirs de leur pénible voyage, mais c’était inévitable et, cette fois, elles avaient au moins le confort et la sécurité. Les cités se succédaient : Khatrian, Fristh, Drone, Hunzimar, puis Gannamunda, Kessilroge, Skeil, la traversée de l’aride et poussiéreux plateau de Sisivondal, enfin la ville du même nom.
À Sisivondal, la morne cité aux entrepôts géants tous bâtis sur le même modèle, aux rues bordées, pour toute décoration, de camagandas trapus au triste feuillage et de buissons bas de lumma-lumma, les initiés de la secte des Contemplateurs organisèrent une grande fête pour la venue de Prestimion, ce qu’ils appelaient la Procession des Mystères. C’eût été une grave insulte de refuser ; il accepta donc la place d’honneur qu’on lui offrait et regarda défiler les chanteurs et les danseurs, les jeunes filles en robe blanche répandant des pétales de fleurs d’alabandinas, la géante au costume ailé portant le bâton sacré à deux têtes, les initiés au visage voilé, au crâne rasé et enduit de cire.
Tandis que le maire de la cité lui expliquait chacune des étapes de la procession, Prestimion hochait gravement la tête en simulant un profond intérêt. Le visage impassible, la parole rare, il regarda passer les objets sacrés des Contemplateurs, la lampe de pierre d’où jaillissait une flamme, la palme en forme de serpent, la main humaine au majeur retourné, le monstrueux phallus taillé dans un bloc de bois et les autres. Même après son séjour à Triggoin, il trouvait ce spectacle inquiétant. Il y avait une folie dans la frénésie des danseurs, une étrangeté dans les objets de leur vénération qu’il lui était difficile d’accepter.
— Contemplez et adorez ! criaient les initiés. Tandis que Prestimion regardait en silence, un cri s’éleva en réponse de la foule des spectateurs.
— Nous contemplons ! Nous contemplons ! L’Arche des Mystères arriva ensuite, portée par deux imposants Skandars, puis, sur son palanquin d’ivoire incrusté d’argent, le Messager masqué des Mystères en personne, entièrement nu, le corps enduit de peinture noire d’un côté, dorée de l’autre, tenant d’une main le bâton de commandement autour duquel s’enroulaient des serpents, de l’autre un fouet en cuir.
— Contemplez et adorez ! s’écria le Messager.
— Nous contemplons ! Nous contemplons ! répondit le maire de Sisivondal, debout à côté de Prestimion.
— Nous contemplons ! Nous contemplons ! s’écria Thismet de l’autre côté.
Elle donna un grand coup de coude à Prestimion, puis un second, jusqu’à ce qu’il se mette à crier à son tour :
— Nous contemplons !
Enfin, ils arrivèrent à Thegomar Edge, au bord du lac Stifgad, dans la province de Ganibairda.
Une importante élévation de terrain, abrupte et très boisée sur le versant oriental, descendait vers l’ouest en pente plus douce jusqu’à la vaste région marécageuse de Beldak, derrière laquelle s’étendait le lac. La route venant de l’ouest contournait le lac et traversait les marécages avant de gravir l’éminence de Thegomar dont elle franchissait le sommet près de la limite sud.
Toute la nuit durant, l’armée de Prestimion traversa la province agricole de Ganibairda en direction de Thegomar ; au point du jour, à l’approche de la rive occidentale du lac, on vint annoncer à Prestimion que Korsibar était arrivé avec son imposante armée et qu’elle avait déjà pris position sur l’éminence.
— Comment savaient-ils que nous devions venir ici ? demanda Septach Melayn avec vivacité. Qui est l’espion qui nous a trahis ? Il faut le débusquer et l’écorcher vif !
— Nous ne sommes pas les seuls à avoir envoyé des éclaireurs, répondit posément Prestimion. Ni d’ailleurs à avoir des mages pour interpréter les présages. Nous avons nos renseignements, Korsibar a les siens. Cela ne changera rien.
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