Il crut un instant que sa dernière heure était arrivée. Le goûteur déclencha une si éblouissante série d’attaques semblant venir de cinq directions à la fois que Prestimion, malgré ses rotations et ses esquives, ne put toutes les parer. Un trait de feu courut le long de son bras gauche quand la lame de Mandralisca entailla la chair. Il pivota sur lui-même pour prendre une position de défense tandis que le goûteur allongeait une dernière botte pour porter l’estocade ; il réussit cette fois à parer le coup et même à prendre l’offensive.
Mandralisca commença soudain à donner des signes de fatigue. Prestimion se rendit compte que son adversaire était comme un sprinter à qui convenait mieux un effort bref. Sa vitesse époustouflante n’était pas accompagnée d’une égale endurance. Il avait tout misé sur une charge furieuse, d’une terrifiante intensité et s’était dépensé sans compter, mais sans arriver à ses fins. Ses parades devenaient moins assurées, ses attaques plus rares et plus espacées. La méchanceté qui brillait dans son regard était maintenant voilée par la fatigue.
Sentant qu’il prenait l’avantage, Prestimion accentua sa pression, espérant porter un coup décisif. Un instant, il crut avoir Mandralisca à sa merci. Mais un soubresaut de la ligne de bataille l’entraîna au milieu d’une mêlée vociférante et il fut séparé de son adversaire par une demi-douzaine de combattants déchaînés. Ils l’écartèrent comme un fétu, soudés par la fureur qui les animait et continuèrent d’avancer, obnubilés par leur soif de sang. Quand Prestimion put y voir plus clair, son adversaire avait disparu.
S’arrêtant pour reprendre son souffle en inspirant profondément, il commença à parcourir du regard la confusion du champ de bataille quand un grand cri de désespoir retentit brusquement.
— Prestimion est mort ! Prestimion est mort ! En un instant, le cri fut sur toutes les lèvres.
— Prestimion est mort !
C’était comme si une bise glaciale balayait le champ de bataille. Son effet s’y fit sentir d’un bout à l’autre. L’avantage qui se dessinait déjà en faveur des troupes de Korsibar s’accentua fortement. Ses soldats en nombre commençaient à descendre triomphalement la pente, repoussant les hommes de Prestimion, désorganisés et démoralisés, qui cédaient inéluctablement du terrain. Ce qui n’avait été jusqu’alors qu’une retraite en bon ordre menaçait de se transformer en déroute.
Gialaurys surgit de la cohue et se pencha vers Prestimion, atterré, qui observait la scène appuyé sur son épée, car il n’avait pas encore totalement récupéré des efforts du combat contre Mandralisca.
— Vite ! s’écria Gialaurys. Montre-leur que tu es vivant !
Il descendit d’un bond de sa monture et souleva Prestimion pour le mettre en selle comme il eût fait d’un enfant.
Prestimion découvrit sa tête et longea les rangs de ses soldats, dressé sur les étriers.
— Je suis là ! hurlait-il d’une voix à déchirer la voûte céleste.
Il trouva la force de bander son arc et décocha une flèche qui transperça un loyaliste, puis une deuxième et une troisième, presque dans le même mouvement. Son bras tremblait à cause de la blessure que lui avait infligée Mandralisca, mais l’arc restait ferme dans sa main.
Gialaurys, lui aussi, allait et venait en tous sens au pas de course, montrant du doigt Prestimion sur sa monture. Un nouveau cri s’éleva des rangs des hommes de Prestimion quand ils reconnurent le casque d’or de ses cheveux et le grand arc qu’il tenait à la main.
— Prestimion ! Prestimion ! Lord Prestimion est vivant !
Et ils reprirent courage. La retraite désordonnée se poursuivait sur l’aile droite, mais partout ailleurs les lignes rebelles commençaient à se reformer ; sur le flanc gauche, Spalirises et Abrigant gagnaient petit à petit du terrain vers les forces loyalistes massées sur la crête.
Mais ils seraient encore repoussés, Prestimion en avait la certitude. Il sentit le désespoir le gagner. Un excès de confiance l’avait poussé à lancer cet assaut contre les hauteurs tenues par les troupes de Korsibar. Il était impossible de les en déloger. Il fallait adopter sur-le-champ une nouvelle stratégie. Septach Melayn s’approcha et vint à sa hauteur.
— Regarde, souffla-t-il à l’oreille de Prestimion. Notre aile droite a cédé et nos hommes battent en retraite ! C’est incroyable ! L’infanterie de Korsibar se lance à leur poursuite !
Prestimion ouvrit de grands yeux incrédules. C’était un don de la Providence.
— L’occasion est trop belle, fit-il. Il ne faut pas la laisser passer.
De fait, le mur de boucliers de l’aile gauche de Korsibar s’était disloqué, les hommes rompant imprudemment les rangs pour s’élancer à la poursuite de l’ennemi, perdant ainsi l’énorme avantage de leur position. Une aubaine, oui, un présent du Divin. Prestimion donna l’ordre de poursuivre la retraite sur l’aile droite et même de l’amplifier, tout le monde sans exception devant faire demi-tour et s’enfuir en feignant la terreur et l’affolement. Attiré par cette feinte, sentant la victoire proche, l’ennemi se lança à leur poursuite.
Pendant ce temps, Prestimion fit monter en première ligne une nuée de nouveaux archers sur son flanc gauche et leur donna pour instruction de tirer en l’air afin que les flèches retombent derrière les boucliers des troupes loyalistes. À son signal, la cavalerie du duc Miaule entra en lice et chargea sans perdre de temps pour encercler les loyalistes ayant, quitté leurs rangs et leur couper toute retraite.
Le sort de la bataille qui, quelques instants auparavant, penchait si fortement en faveur de Korsibar s’inversait rapidement.
Désorganisées par l’attaque-surprise de la cavalerie de Miaule sur leur flanc gauche, les troupes de Korsibar se trouvèrent bientôt en pleine confusion. La redoutable batterie de lanceurs d’énergie avait cessé le feu, les tireurs étant incapables de distinguer l’ami de l’ennemi dans la mêlée furieuse, et certains avaient été victimes du mauvais fonctionnement de leur arme. Dans les derniers éclairs projetés par les lanceurs d’énergie, des rebelles à dos de monture prirent d’assaut leurs retranchements et fondirent sur eux, les massacrant à coups d’épée. Leurs rangs enfoncés, les loyalistes se dispersèrent aussitôt. Partout des hommes étaient piétinés et passés au fil de l’épée. Certains, incapables de se lever, s’enfuyaient à quatre pattes, d’autres prenaient leurs jambes à leur cou.
Prestimion sentit que le moment était venu de faire usage de l’arme suprême.
— Les mages ! s’écria-t-il. Qu’ils avancent !
Ils avancèrent en un groupe compact : le vieux Gominik Halvor que Prestimion avait fait venir de Triggoin, son fils Heszmon Gorse et une douzaine d’autres grands sorciers de la cité septentrionale, des hommes connus dans le monde entier pour leurs connaissances des arts occultes. Tous étaient vêtus d’un habit de cérémonie et ils portaient dans les bras les outils de leur profession. Un grand murmure de consternation s’éleva des rangs des hommes de Korsibar qui tenaient la crête quand ils virent cette procession quitter les lignes arrière de l’armée de Prestimion. Protégés sur tout le trajet par des combattants d’élite, ils s’avancèrent dans la plaine. Puis, accompagnés par des sonneries de trompette et le son strident des kannivangitali, ils formèrent un cercle et entonnèrent un chant solennel et monotone tandis que des flammes bleues s’élevaient dans le ciel.
C’était le milieu de la matinée et le soleil brillait En un instant, le ciel se couvrit de nuages, la lumière du soleil sembla décliner, l’obscurité d’une nuit sans lunes tomba sur le champ de bataille et tous ceux qui s’y trouvaient furent enveloppés dans les ténèbres, au point de ne pas voir à dix pas devant eux.
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