Les hommes de Prestimion avaient été prévenus de ce qui allait se passer. Pas ceux de Korsibar, qui erraient dans la plus grande confusion.
— Maintenant ! s’écria Prestimion. À l’assaut ! Prenez cette crête et taillez-les en pièces !
De toutes parts sur ce champ de bataille où les derniers lambeaux de discipline avaient disparu chez les loyalistes abasourdis, tournant sur place dans un profond désarroi, s’éleva le même cri, repris par tous les capitaines de Prestimion.
— À l’assaut ! À l’assaut ! À l’assaut !
Gialaurys distingua devant lui, dans le noir, un endroit encore plus sombre que le reste ; quand ses yeux se furent adaptés à l’obscurité qui régnait sur le champ de bataille, il se rendit compte que cette masse sombre qui avait la largeur d’un mur était un homme et que cet homme était son vieux rival, cette brute de Farholt.
— Préférez-vous la lutte ou bien un combat à l’épée à deux tranchants ? demanda Gialaurys. Dans les deux cas, votre dernière heure est arrivée.
Pour toute réponse, Farholt émit un long grognement et abattit son épée d’un grand mouvement de haut en bas. Gialaurys eut de la peine à bloquer la lame jaillissant de l’obscurité. Mais Farholt porta trois autres attaques, trois grands coups retentissants assenés avec une fureur diabolique, que Gialaurys réussit à parer avant qu’un quatrième atteigne violemment son casque et le laisse titubant, comme il avait titubé pendant l’épreuve de lutte des Jeux Pontificaux. Tout étourdi, il s’écarta de quelques pas, de sorte que Farholt le perdit de vue.
— Où êtes-vous passé, Gialaurys ? cria Farholt dans cette étrange nuit en plein jour. Venez par ici : nous avons une vieille querelle à vider. C’est la dernière manche et votre carcasse nourrira bientôt les miluftas.
— Une vieille querelle en effet, répondit Gialaurys, encore sonné et flageolant, mais en proie à une fureur telle qu’il n’en avait jamais éprouvée. Votre corps ou le mien, Farholt, servira de pâture aux miluftas. L’un de nous ne repartira pas vivant d’ici.
D’un pas mal assuré, il reprit la direction de l’endroit où il croyait trouver Farholt ; tenant son épée à deux mains, il fit de grands moulinets dans l’obscurité, avec une force qu’il n’avait jamais sentie en lui, tellement il était soulevé de haine, de dégoût et de mépris pour celui qui lui avait si longtemps pourri la vie. Il sentit son épée entrer en contact avec celle de Farholt et l’écarter. Dans le même mouvement, la lame transperça l’armure de Farholt à la hauteur de la taille, aussi aisément que si elle eût été faite de papier, et s’enfonça dans le flanc de son adversaire, presque jusqu’à la colonne vertébrale. Farholt émit un unique gargouillement et s’effondra, plié en deux. Gialaurys se dressa au-dessus de lui, l’arme pointée vers le ciel pour porter le coup de grâce ; malgré l’obscurité, il comprit que c’était inutile, car son coup d’épée enragé avait pratiquement coupé Farholt en deux.
Plus loin, le duc Svor, qui était entré dans la mêlée parce qu’il ne trouvait aucune raison acceptable de se tenir à l’écart, fut bousculé par un homme pas plus grand que lui ; sans réfléchir, il prit l’homme par l’épaule et l’attira à lui, de manière à voir son visage.
À l’éclat dur des yeux, il reconnut le Haut Conseiller Farquanor, cet homme à l’âme de glace qu’il avait toujours détesté plus que n’importe qui au monde.
— Je n’aurais jamais cru vous trouver sur ce champ de bataille, lança Svor. Vous n’êtes pas un soldat, Farquanor.
— Vous non plus, il me semble. Et pourtant nous sommes ici tous les deux. Pourquoi en est-il ainsi, à votre avis ?
— Pour ce qui me concerne, par fidélité à mon ami. Quant à vous, j’imagine que vous escomptiez soutirer quelque autre avantage à Korsibar en faisant étalage de votre bravoure, si tant est qu’il y en ait en vous. Qu’en pensez-vous ?
Tout en parlant, il avait continué de serrer Farquanor par le collet en appuyant de toutes ses forces sur la clavicule pour l’empêcher de se tortiller.
— Lâchez-moi, Svor. Nous ne sommes pas ennemis. Laissez ces grands animaux s’entretuer en ahanant ; mais pourquoi nous battrions-nous ? Nous sommes des alliés naturels par l’esprit.
— Vraiment ? répondit Svor en riant. Dites-moi, mon très cher allié, est-ce vous qui avez poussé Gonivaul à me proposer de prendre Thismet dans mon lit pour prix de ma défection ? Cela portait votre marque, il me semble.
— Lâchez-moi, répéta Farquanor. Nous pourrons en parler à un autre moment et en un autre lieu. Venez, Svor, fuyons d’ici et laissons ces fous à leur œuvre de destruction.
— Nenni ! Je vais enfin être un héros. L’heure est venue pour moi de montrer que je peux être courageux, au moins avec des gens de votre espèce.
Sur ce, il tira l’épée si rarement utilisée au long de sa vie et fit un pas en arrière pour la passer à travers le corps de son ennemi. Mais au moment où Svor allongeait le bras, Farquanor saisit un petit poignard qu’il portait sur la hanche et, d’un geste preste du poignet, le plongea dans le ventre de Svor. Il fallait s’attendre, songea tristement le duc, que Farquanor ait caché une petite arme sur lui. Mais il était trop tard ; il sentit s’enfoncer la lame aiguë dans son ventre que rien ne protégeait et le feu se propager comme une coulée de métal en fusion dans ses organes vitaux.
— Bien joué, murmura Svor. Mais votre dernière heure est arrivée aussi, Farquanor.
Sur ces mots, il plongea dans le corps de Farquanor son épée dont la pointe ressortit dans le dos, ce qui les unit dans une étrange et dernière étreinte. Ils s’affaissèrent ensemble, soudés l’un à l’autre, et leur sang se mêla sur le champ de bataille.
Prestimion avait perdu sa seconde monture, celle que lui avait donnée Gialaurys, abattue sous lui tandis qu’il caracolait dans les ténèbres de midi pour exhorter ses hommes à avancer. Il continua à pied, l’arc en bandoulière, l’épée à la main. Dans la légère clarté qui commençait à revenir maintenant que le sortilège se dissipait, il vit autour de lui le sol jonché de cadavres et d’agonisants, des combats singuliers de côté et d’autre, et il eut l’impression que l’avantage allait partout à son camp. Il n’y avait plus aucun signe du mur d’hommes protégés par des boucliers que Korsibar avait déployés sur la crête ni d’aucune autre formation en retrait ; les deux armées s’affrontaient à mi-pente, dans une affreuse pagaille ; il semblait pourtant que les forces rebelles tentaient de former un cercle autour des soldats loyalistes, de les enfermer dans un piège sans issue.
Il chercha Septach Melayn, Gialaurys, Abrigant, n’importe quel visage familier. Il n’en trouva aucun, mais son regard s’arrêta bientôt sur une silhouette, pourtant familière elle aussi, dont la vue ne lui procura aucun plaisir. S’avançant vers lui dans la pénombre qui allait diminuant, il reconnut Dantirya Sambail, revêtu d’une superbe armure quelque peu rayée et tachée de boue. Il tenait une épée d’une main et une cognée de bûcheron de l’autre. D’abord le valet et maintenant le maître, se dit Prestimion. Le mal était partout sur ce champ de bataille.
Au milieu de cette scène sanglante, Dantirya Sambail poussa un grand cri de joie.
— Alors, cousin Prestimion, nous nous retrouvons ! Allons-nous nous battre ? Le trône ira au vainqueur, car Korsibar a déjà dû s’étouffer avec sa bile en voyant une victoire certaine lui échapper par la faute de vos sorciers de Triggoin. Ce qui ne laisse plus que vous et moi dans la lutte pour la couronne. Des sorciers, Prestimion ! Qui aurait cru cela de vous ?
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