Orson Card - Le septième fils

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Au bord de la rivière Hatrack, près des forêts profondes où règne encore l’Homme Rouge, un enfant va naître en des circonstances tragiques. Un enfant au destin exceptionnel. Septième fils d’un septième fils, il détiendra, dit-on, les immenses pouvoirs d’un « Faiseur  ». Si les forces du mal ne parviennent à le détruire. Car il existe un autre pouvoir, obscur, prêt à tout pour l’empêcher de vivre et de grandir. Nous sommes dans les années 1800, sur la terre des pionniers américains. Mais dans ce monde parallèle opèrent charmes et sortilèges, on y possède des talents à la dimension magique, et les ombres de présences bienveillantes ou maléfiques rôdent dans la nature.

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Mot-pour-mot retint sa langue et se garda de faire la leçon ; il n’objecta pas que si l’on casse la glace, elle se reforme aussi vite, mais qu’en la ramenant chez soi, elle se réchauffe en un rien de temps. Inutile de mettre les pieds au beau milieu d’une brouille familiale. Il connaissait assez la manière dont les gens vivaient pour considérer cette situation de conflit comme un événement naturel, au même titre que les vents froids et les jours plus courts en automne, que le tonnerre après l’éclair. La plupart des parents ne savaient pas comment prendre les adolescents.

« J’ai à discuter avec elle, dit Mot-pour-mot. Je vais courir le risque de me faire envoyer promener. »

* * *

Il la trouva dans le cabinet du docteur Whitley Physicker, en train de faire les comptes. « Je ne te savais pas comptable, dit-il.

— Je ne vous savais pas partisan de la médecine, répondit-elle. À moins que vous veniez seulement pour assister au miracle d’une fille qui fait du calcul et des écritures ? »

Pour ça, oui, elle avait la répartie cinglante. Mot-pour-mot comprenait qu’un pareil esprit puisse en indisposer certains qui attendaient d’une jeune fille qu’elle parle d’une voix douce et garde les yeux baissés pour ne les relever qu’à l’occasion, par-dessous des paupières mi-closes. Il n’y avait rien de la jeune dame modèle chez Peggy. Elle regardait Mot-pour-mot bien en face, franchement.

« Je ne suis pas venu me faire soigner, dit-il. Ni pour qu’on me prédise l’avenir. Pas même pour qu’on mette mes comptes à jour. »

Et voilà. Il suffisait de lui répondre sur le même ton au lieu de piquer une colère, et son visage s’éclairait d’un sourire enchanteur capable de faire disparaître ses pustules à un crapaud.

« Autant que je me souvienne, vous n’avez pas lourd à additionner ou à soustraire, de toute façon, dit-elle. Zéro plus zéro égale zéro, que je sache.

— Tu n’y es pas, Peggy. Le monde entier est ma propriété, et les locataires se font tirer l’oreille pour le loyer. »

Elle sourit encore et poussa de côté le livre de comptes du docteur. « Je lui tiens sa comptabilité une fois par mois, et il me rapporte de la lecture de Dekane. » Elle lui parla de ce qu’elle lisait, et Mot-pour-mot en vint à comprendre que son cœur soupirait pour d’autres cieux, loin de la rivière Hatrack. Il comprit autre chose aussi : torche, elle connaissait trop bien les habitants du pays et elle se disait que loin d’ici elle trouverait des gens aux âmes lumineuses, qui ne décevraient pas une jeune fille capable de lire à livre ouvert dans leurs pensées.

Elle est jeune, voilà tout. Qu’on lui donne du temps, elle apprendra à aimer le peu de bonté qu’elle rencontrera ; et elle oubliera le reste.

Le docteur entra peu après ; ils bavardèrent un moment et l’après-midi était déjà bien avancé quand Mot-pour-mot se trouva de nouveau seul avec Peggy et qu’il put lui poser la question qui l’amenait ;

« Jusqu’à quelle distance peux-tu voir, Peggy ? »

Il crut reconnaître de la défiance qui descendait sur son visage comme un lourd rideau de velours.

« Je ne pense pas que vous voulez savoir si j’ai besoin de lunettes, dit-elle.

— Je songeais à une fillette qui jadis a écrit dans mon livre : Un Faiseur est né. Je me demande si elle continue de temps en temps à suivre ce Faiseur des yeux, pour voir comment il se débrouille. »

Elle détourna le regard et fixa la grande fenêtre haute, masquée par un voilage qui préservait l’intimité du cabinet. Dehors, le soleil était bas, le ciel gris, mais le visage de Peggy rayonnait de lumière. Mot-pour-mot s’en rendit parfaitement compte. Parfois, il n’était nul besoin d’être une torche pour savoir pertinemment ce que recelait le cœur d’une personne.

« Je me demande si cette torche a vu un jour une poutre tomber sur lui.

— Je me le demande, fit-elle.

— Ou une meule.

— Ça se pourrait.

— Et je me demande si elle n’a pas trouvé moyen de scinder la poutre proprement en deux ; de si bien tendre la meule qu’un certain conteur d’histoires a pu apercevoir une lumière de lanterne à travers, au beau milieu. »

Des larmes brillèrent dans ses yeux, non pas comme s’ils allaient pleurer mais comme s’ils s’embuaient de regarder fixement le soleil. « Un petit bout de sa coiffe de naissance, qu’on réduit en poussière entre les doigts, et on peut se servir du pouvoir du petit garçon pour réussir quelques effets maladroits, dit-elle doucement.

— Mais maintenant il découvre son talent et il a neutralisé ce que tu allais faire pour lui. »

Elle opina.

« Tu dois te sentir bien seule, à veiller sur lui de si loin », dit Mot-pour-mot.

Elle secoua la tête. « Pas du tout. J’ai sans arrêt des gens autour de moi. » Elle regarda Mot-pour-mot et sourit faiblement. « C’est presque un réconfort de passer un moment avec cet enfant qui ne me demande rien, parce qu’il ne sait même pas que j’existe.

— Je le sais bien, moi. Et je ne te demande rien non plus. »

Elle sourit plus franchement. « Vieux farceur, dit-elle.

— D’accord, je veux te demander quelque chose, mais pas pour moi. J’ai rencontré ce garçon et, même sans ton aptitude à voir dans son cœur, je crois le connaître. Je crois savoir ce qu’il pourrait devenir, ce qu’il pourrait accomplir, et je veux que tu le saches : si jamais tu as besoin de mon aide, pour n’importe quoi, envoie-moi un mot, dis-moi que faire, et si c’est en mon pouvoir je le ferai. »

Elle ne répondit pas, ne le regarda pas non plus.

« Jusqu’ici tu n’as pas eu besoin d’aide, reprit-il, mais le voici qui pense par lui-même et tu ne pourras pas toujours pourvoir à ses besoins. Le danger ne viendra pas seulement d’objets qui lui tombent dessus ou qui le blessent dans sa chair. Ses propres initiatives l’exposent à un danger tout aussi grand. Je veux simplement te dire que si tu vois un tel danger et que tu as besoin de mon aide, je lâcherai tout pour venir.

— Ça me rassure », dit-elle. Elle le pensait sincèrement, Mot-pour-mot le savait : mais il y avait autre chose qu’elle ne disait pas, et il le savait aussi.

« Et je voulais t’annoncer qu’il allait venir ici, le premier avril, en apprentissage chez le forgeron.

— Je sais qu’il vient, dit-elle, mais ce ne sera pas le premier avril.

— Oh ?

— Et pas cette année non plus. »

Un aiguillon d’angoisse transperça le cœur de Mot-pour-mot. « On dirait que je suis quand même venu pour connaître l’avenir, en fin de compte. Qu’est-ce qu’il lui réserve ? Qu’est-ce qui va arriver ?

— Il peut arriver toutes sortes de choses, dit-elle, et je serais idiote d’en citer une plutôt qu’une autre. Je vois comme un millier de routes qui s’ouvrent devant lui, en permanence. Mais très peu le conduisent ici en avril, et bien plus le laissent mort avec une hache de Rouge dans la tête. »

Mot-pour-mot se pencha par-dessus le bureau du docteur et posa une main sur celle de Peggy. « Il en réchappera ?

— Tant qu’il me restera un souffle de vie.

— Ou qu’il m’en restera un », ajouta-t-il.

Ils demeurèrent assis un moment en silence, main sur main, les yeux dans les yeux, jusqu’à ce qu’elle éclate de rire et détourne le regard.

« D’habitude, quand on se met à rire je comprends la plaisanterie, dit Mot-pour-mot.

— Je pensais à la paire de conspirateurs dérisoires qu’on forme, tous les deux, face aux ennemis que va affronter le gamin.

— C’est vrai, mais d’un autre côté, notre cause est juste ; toute la nature va donc conspirer avec nous, tu ne crois pas ?

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