Il ne me parut pas dangereux de l’admettre.
« Pour ce dernier, c’est la troisième fois ! Quand je suis entré ici, c’était comme apprenti du vieux Branwallader, et c’est lui qui m’a enseigné la technique de la restauration. Il s’est servi de ce tableau pour ses leçons, disant que de toute façon il ne valait rien. C’est par ce coin, là en bas, qu’il a commencé ; quand il eut terminé la remise à neuf d’une surface grande comme la main, il m’abandonna la toile, et c’est moi qui ai fini le travail. Ma femme vivait encore quand je l’ai nettoyé pour la deuxième fois, peu de temps après la naissance de notre seconde fille je crois. Il n’était pas tout à fait aussi sombre, mais j’étais préoccupé par différentes affaires, et j’avais besoin de faire quelque chose de mes mains. Et voici qu’aujourd’hui, je me suis mis dans la tête de lui rendre son éclat. Car il en a besoin ! Regarde comme il se nettoie bien… Tu peux voir ici Teur la bleue qui passe à nouveau par-dessus son épaule, fraîche comme l’œil de l’Autarque. »
Pendant tout ce bavardage, le nom de Vodalus me trottait dans la tête. J’avais la certitude que le vieil homme n’était descendu de son échelle que parce que je l’avais mentionné et je voulais le questionner à ce sujet. Mais, en dépit de mes efforts, je fus incapable d’amener la conversation sur lui. Après être resté un moment silencieux, je me mis à craindre qu’il ne remonte sur son échelle pour se mettre à nouveau à nettoyer le tableau ; à court d’idées, je lui demandai : « Est-ce que c’est la Lune ? Je croyais qu’elle était plus fertile d’après ce qu’on m’en avait dit.
— C’est bien le cas maintenant, en effet. Cette représentation date d’avant l’irrigation. Tu vois ces tons de brun-gris ? C’est ce que tu aurais vu à cette époque, si tu avais levé le nez, au lieu de la couleur verte actuelle. Elle ne paraissait d’ailleurs pas aussi grosse non plus parce qu’elle n’était pas aussi proche de Teur – du moins d’après ce que prétendait maître Branwallader. Tandis que maintenant, il y a suffisamment d’arbres pour cacher Nilammon lui-même, comme dit le vieux proverbe. »
Je saisis la balle au bond. « Ou Vodalus. »
Roudessind se mit à caqueter. « Ou lui, c’est bien vrai. Toute votre bande doit se frotter les mains en attendant de l’avoir. Avez-vous quelques projets particuliers ? »
Je n’avais pas la moindre connaissance que la guilde eût quelques tortures spéciales réservées à des individus précis ; mais je voulus avoir l’air au courant et répondis : « Nous trouverons bien une idée.
— J’imagine que vous le ferez. Il y a peu de temps, cependant, j’aurais cru que vous étiez plutôt pour lui. Toujours est-il que vous allez devoir être patients s’il se cache dans les forêts de la Lune. »
Roudessind contempla le tableau avec l’air de l’apprécier pleinement avant de me tourner le dos. « J’oubliais. Il te faut aller voir notre vieux maître Oultan. Retourne sur tes pas jusqu’à cet endroit par lequel tu es arrivé.
— Je connais le chemin, l’interrompis-je. Les écuyers me l’ont expliqué. »
Le vieux conservateur, d’une bouffée de son haleine rance, souffla aux quatre vents mes informations. « Ce qu’ils t’ont dit te permettrait tout juste d’atteindre la salle de lecture. En partant d’ici, il te faudrait une bonne veille pour rencontrer maître Oultan, si jamais tu y arrivais. Non, retourne plutôt par cette voûte, traverse dans toute sa longueur la pièce immense qui donne là et descends l’escalier qui se trouve au fond. Tu finiras par trouver une porte verrouillée. Cogne dessus jusqu’à ce que quelqu’un vienne t’ouvrir. C’est tout en bas des rayonnages, et c’est là où se trouve le bureau d’Oultan. »
Comme Roudessind me suivait des yeux, je m’en tins à ses indications ; mais je n’aimais pas beaucoup ce qui concernait la porte fermée à clef, ni le fait de descendre des escaliers qui évoquaient pour moi les anciens tunnels que j’avais parcourus à la recherche de Triskèle.
Je dois avouer que je me sentais beaucoup moins sûr de moi que lorsque je me trouvais dans des ailes de la Citadelle que je connaissais déjà. J’ai appris depuis que les étrangers qui ont l’occasion de la visiter sont frappés d’effroi par ses dimensions, alors qu’elle n’est pourtant qu’un grain de sable perdu au milieu de la ville qui l’entoure. Quant à nous, qui avons grandi en deçà du grand mur d’enceinte gris et avons appris les noms de la centaine de repères nécessaires pour pouvoir s’y retrouver, ainsi que les relations qu’ils entretiennent, nous nous trouvons tout désemparés, précisément du fait de ce savoir, quand nous sommes éloignés de ces lieux qui nous sont familiers.
C’est ainsi que je me sentais en franchissant l’arche que m’avait indiquée le vieil homme ; tout comme le reste de la galerie voûtée, elle était bâtie en briques rougeâtres et tristes ; mais elle était soutenue par deux piliers aux chapiteaux ornés de visages de dormeurs, dont les lèvres fermées et pâles et les yeux clos me parurent plus terribles que les masques d’angoisse peints à même le métal de notre propre tour.
Un livre était figuré dans chacun des tableaux de la salle où je m’avançai. Il y en avait même parfois plusieurs, ou alors il était mis en valeur. Il me fallait examiner une toile assez longtemps, dans certains cas, avant de pouvoir découvrir le coin d’une reliure dépassant de la poche d’une robe de femme, ou d’arriver à comprendre que l’espèce de tortillon étrange que je voyais était en réalité couvert de mots cousus à la manière de fils.
L’escalier, aux marches hautes et étroites, n’avait pas de rampe. Comme il tournait en s’enfonçant, il ne me fallut pas descendre plus de trente marches pour que disparaisse la lumière en provenance de la salle que je venais de quitter. L’obscurité fut bientôt telle que je dus continuer mon chemin en étendant les mains devant moi par crainte de me rompre la tête sur la porte.
Cependant, mes mains tâtonnantes ne rencontrèrent que le vide. L’escalier prit fin, et je faillis trébucher en voulant descendre une marche inexistante. Je me retrouvai finalement en train d’avancer au hasard, sur un sol inégal, et dans l’obscurité la plus totale.
« Qui va là ? » demanda soudain une voix. Elle résonnait étrangement, comme une cloche frappée dans une cave.
6. Le maître conservateur
Dans le noir, l’écho renvoya le « qui va là ? » sonore. D’un ton aussi assuré que possible, je répondis : « Quelqu’un qui porte un message.
— Eh bien, dites-le-moi. »
Mes yeux avaient fini par s’habituer à l’obscurité, et je parvins à distinguer très vaguement une silhouette de haute taille qui avançait dans la pénombre, au milieu de formes dépenaillées et indistinctes encore plus grandes. « Il s’agit d’une lettre, Sieur. Êtes-vous bien maître Oultan, le conservateur ?
— Précisément lui. » Il s’était immobilisé devant moi. Ce que j’avais tout d’abord pris pour un empiècement de couleur blanchâtre de son habit, se révéla alors n’être en réalité qu’une barbe immense qui descendait presque jusqu’à sa taille. Déjà, à cette époque, je faisais partie de ces gens dont on dit qu’ils ont une stature élevée : mais cet homme faisait une bonne tête et demie de plus que moi – un véritable exultant.
« Voici le pli, Sieur », dis-je en tendant la lettre.
Il ne la prit pas. « De qui es-tu l’apprenti ? » J’eus l’impression d’entendre de nouveau résonner du bronze et j’éprouvai brusquement le sentiment que nous étions morts tous les deux ; l’obscurité qui nous entourait n’était que la terre de la tombe qui écrasait nos yeux, terre à travers laquelle nous appelait une cloche, afin que nous allions nous recueillir auprès de l’autel de quelque hypogée secret. La silhouette féminine que j’avais vue arrachée à sa tombe se dressa devant moi de manière si réaliste que je pouvais presque en discerner les traits dans l’auréole de blancheur du personnage qui me parlait. « L’apprenti de qui ? demanda-t-il de nouveau.
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