— Si vous ne pouvez pas lire la lettre que j’ai apportée, Sieur, dis-je, je serais heureux de vous la lire.
— Tu as raison, murmura maître Oultan. Je l’avais oubliée. Cyby va la lire ; il lit très bien. Viens ici, Cyby. »
Je tins le candélabre à la place de Cyby qui déroula le parchemin craquant et l’éleva comme s’il s’apprêtait à faire une proclamation ; nous nous tenions tous les trois dans le cercle étroit de lumière du candélabre, au milieu d’un inimaginable entassement de livres.
« De la part de maître Gurloes, de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence.
— Comment, interrompit maître Oultan, tu es donc un bourreau, jeune homme ? »
Je lui confirmai la chose, et comme le silence se prolongeait, Cyby recommença sa lecture : « De la part de maître Gurloes, de l’ordre des Enquêteurs…
— Attends », dit Oultan. À nouveau, Cyby s’arrêta ; je n’osais pas bouger, le candélabre à la main, et sentis le rouge me monter aux joues. Finalement, maître Oultan reprit la parole et sa voix était tout autant dépourvue d’émotion que lorsqu’il m’avait confié que Cyby lisait bien. « C’est à peine si je me souviens du jour de mon admission dans notre guilde. Tu connais certainement la méthode que nous employons pour recruter nos membres ? »
Je dus avouer que non.
« Une règle très ancienne veut qu’il y ait, dans chaque bibliothèque, une salle réservée aux enfants ; on y trouve des livres d’images vivement colorés, comme les aiment en général les enfants, ainsi que quelques contes de fées et récits d’aventures fantastiques. De nombreux enfants viennent dans cette salle, mais on ne s’y intéresse pas tant qu’ils y restent confinés. »
Il hésita un instant, et quoique l’expression de son visage n’ait pas changé, j’eus l’impression qu’il craignait de faire de la peine à Cyby avec ce qu’il s’apprêtait à dire.
« Mais de temps en temps, l’un des bibliothécaires remarque, chez un enfant solitaire et d’âge encore tendre, un comportement différent : il quitte de plus en plus souvent la salle de lecture en question, et arrive même à ne plus jamais y mettre les pieds. Un tel enfant finit toujours par découvrir, sur quelque étagère basse mais mal éclairée, Le Livre d’or. Tu n’as jamais vu ce livre et tu ne le verras jamais, car tu as dépassé l’âge auquel on le trouve.
— Il doit être magnifique, dis-je.
— C’est vrai, en effet. À moins que ma mémoire ne me trahisse, il est relié en bougran noir, et le dos est très décoloré. Plusieurs des feuillets se sont détachés, et certaines planches ont disparu. Mais c’est un livre absolument délicieux ; j’aimerais pouvoir le retrouver, même si pour moi, tous les livres resteront à jamais fermés, dorénavant.
« En temps opportun, l’enfant découvre donc le livre, disais-je. C’est alors qu’interviennent les bibliothécaires – comme des vampires, prétendent certains, mais d’autres préfèrent les voir comme ces fées qui se font marraines à l’occasion d’un baptême. Ils parlent à l’enfant qui se joint à leurs rangs. Il fait désormais partie du personnel de la bibliothèque, quoi qu’il advienne, et bientôt, ses parents n’en entendent plus parler. J’imagine que les choses doivent se passer de manière très semblable chez les bourreaux.
— Nous prenons les enfants qui tombent entre nos mains, dis-je, et seulement quand ils sont très jeunes.
— Nous faisons de même, murmura le vieil homme. C’est pourquoi nous n’avons aucun droit de vous condamner. Continue ta lecture, Cyby.
— De la part de maître Gurloes, de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence, à l’archiviste de la Citadelle : Frère, salut.
« De par la volonté d’une cour de justice, nous avons en nos donjons la châtelaine Thècle, une exultante ; et nous voudrions lui fournir, pour répondre à son désir, toutes choses pouvant adoucir la rigueur de son séjour, dans la mesure où sont respectées les règles de prudence et de sécurité. En attendant le moment où elle devra affronter les bois de tourments et de justice de notre compétence – ou encore, comme elle m’a demandé de vous le dire, en attendant que le cœur de l’Autarque, dont la mansuétude infinie ne connaît aucun obstacle, muraille ou océan, se soit adouci à son égard, comme elle le demande dans ses prières –, la châtelaine Thècle vous mande, conformément à vos responsabilités, de lui faire tenir certains livres, lesquels sont…
— Tu peux sauter les titres, dit Oultan. Il y en a combien ?
— Quatre, Sieur.
— Pas de problème dans ce cas. Poursuis.
— Ce pour quoi, archiviste, nous vous serions extrêmement reconnaissant. Signé : Gurloes, maître de l’Ordre Honorable, communément appelé guilde des bourreaux.
— Connais-tu quelques-uns des titres de la liste de maître Gurloes, Cyby ?
— Trois d’entre eux, Sieur.
— Excellent. Va les chercher, s’il te plaît. Quel est donc le quatrième ?
— Le Livre des Merveilles de Teur et de Ciel, Sieur.
— De mieux en mieux – il en existe un exemplaire à deux rangées d’ici. Quand tu auras trouvé ces volumes, tu viendras nous rejoindre à l’endroit où ce jeune homme que nous avons déjà retenu trop longtemps, je le crains, est arrivé ici. »
Je voulus restituer le candélabre à Cyby, mais d’un signe, il me signifia de le garder et disparut en trottinant dans une allée étroite. Oultan s’avança à grands pas dans la direction opposée, se déplaçant avec autant de sûreté que s’il y voyait. « Je m’en souviens très bien, dit-il, la reliure est en cordouan brun, les tranches sont dorées, et on y trouve des gravures dues à Gwinoc, rehaussées d’encres de couleur passées à la main. Il est placé sur la troisième étagère à partir du bas, appuyé sur un gros in-folio dans une jaquette en toile verte – je crois bien qu’il s’agit de La Vie des dix-sept Mégathériens, de Blaithmaïc. »
Avant tout pour lui faire savoir que j’étais toujours auprès de lui (quoique son ouïe excessivement fine dût très certainement enregistrer le bruit de mes pas), je lui demandai : « De quoi parle-t-il, Sieur ? Le livre sur Teur et Ciel, veux-je dire.
— Comment, répondit-il, c’est tout ce que tu trouves à demander à un bibliothécaire ? Nous nous occupons des livres eux-mêmes, non de leur contenu. »
Je perçus une nuance d’amusement dans sa repartie. « Je crois que vous connaissez aussi le contenu de tous les livres qui se trouvent ici, Sieur.
— Oh que non. Mais Les Merveilles de Teur et de Ciel étaient un classique, il y a trois ou quatre siècles ; il rapporte les légendes les plus populaires des anciens temps. Celle qui m’a le plus intéressé concerne les Historiens ; elle parle d’une époque où il était possible de faire remonter les légendes jusqu’à des faits qui n’étaient pas tout à fait oubliés. Tu comprends le paradoxe, j’imagine : les légendes existaient-elles à l’époque en question ? Sinon, comment sont-elles nées ?
— Est-ce qu’elles parlent de serpents géants, de femmes qui pouvaient voler, Sieur ?
— Bien sûr, répondit Oultan, qui se baissa tout en parlant. Mais ces histoires ne figurent pas dans la légende des Historiens. » Il brandit triomphalement un petit volume relié d’un cuir tout craquelé. « Jette un coup d’œil là-dessus, jeune homme, et dis-moi si je n’avais pas raison ! »
Je posai le candélabre sur le sol et m’accroupis à côté de lui. Le livre que je tenais dans les mains était si vieux et raide, et sentait tellement le moisi, que j’aurais parié qu’on ne l’avait pas ouvert depuis plus d’un siècle ; la page de titre confirma cependant que le vieil homme pouvait à bon droit se vanter de sa mémoire. En caractères plus petits, un sous-titre annonçait : « Compilation faite d’après des sources imprimées des secrets universels, tellement anciennes que leur signification s’est obscurcie avec le temps. »
Читать дальше