Gene Wolfe - L'ombre du bourreau

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Une autre civilisation, aux moeurs étranges, très loin dans l’avenir.
Elevé depuis toujours dans la Guilde des Bourreaux, Sévérian est nommé Exécuteur dans une cité lointaine qu’il doit rejoindre à pied, par villes, monts et vaux, alors qu’il ignore tout des usages du monde. Voyage pittoresque dans l’espace et le temps, mais aussi voyage initiatique qui le confronte aux situations les plus étranges, dans un univers qui ne dévoile jamais complètement ses mystères. Premier volume d’une saga en passe de devenir l’une des plus belles de la SF, l’Ombre du Bourreau réconcilie avec une subtile audace le lyrisme de l’heroic fantasy et la vérité aiguë de la science-fiction dans un futur si lointain qu’il ressemble à un passé très ancien.

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Gene Wolfe

L’ombre du Bourreau

Avant-propos.

Voici réuni pour la toute première fois l’ensemble du cycle du bourreau Sévérian, cycle aussi connu sous le nom de Livre du Nouveau Soleil (Book of the New Sun).

Quand j’écris ici pour « la toute première fois » il ne s’agit pas d’une formule plus ou moins commerciale, mais d’un simple constat… car l’édition américaine en trois volumes Shadow & Claw, Sword & Citadel ne contient que les quatre premiers romans du cycle. Dans la présente édition, ces quatre romans sont suivis du Nouveau Soleil de Teur, et de toutes les nouvelles et essais que Gene Wolfe a écrits autour de Sévérian et de Teur.

Comme il est d’usage dans la collection « Lunes d’encre », toutes les traductions ont été revues et harmonisées, ici par Patrick Marcel, un travail colossal étant donné la richesse peu commune de ce cycle tiraillé entre science-fiction et fantasy.

Je profite surtout de cet avant-propos pour remercier Gene Wolfe qui a eu la gentillesse d’établir le sommaire de cette intégrale, faisant par ailleurs preuve d’une disponibilité et d’une réactivité assez rares, ainsi que ses agents américain et français qui ont été l’un comme l’autre d’un grand secours.

G. D.

Les millénaires sont pour Toi
comme le soir qui passe ;
aussi brefs que la dernière veille de la nuit,
avant l’apparition du soleil.

1. Résurrection et mort

Peut-être avais-je déjà éprouvé quelque pressentiment de ce qu’allait être mon avenir. Dans mon esprit, le portail rouillé et fermé qui se dressait devant nous, ainsi que les nappes de brouillard qui s’effilochaient et se tortillaient entre ses barreaux comme des chemins de montagne, sont restés les symboles de mon exil. Sans doute est-ce la raison pour laquelle j’en ai commencé le récit en partant des conséquences de notre baignade ; c’est en effet au cours de celle-ci que moi, l’apprenti bourreau Sévérian, j’ai bien failli me noyer.

« La garde est partie. » Mon ami Roche s’adressait à Drotte, qui venait également de faire la même constatation.

Le jeune Eata suggéra sans grande conviction que nous cherchions un peu plus loin ; d’un geste de son bras menu et couvert de taches de rousseur, il montra les quelques milliers de pas du mur, qui s’étiraient au milieu du bidonville et grimpaient la colline jusqu’à ce qu’ils touchent enfin la muraille élevée de la Citadelle. Un chemin que, beaucoup plus tard, j’allais prendre.

« Pour essayer de franchir la barbacane sans laissez-passer ? Mais ils feraient prévenir maître Gurloes.

— Et pourquoi la garde s’est-elle donc éloignée ?

— C’est sans importance. » Drotte secoua le portail. « Eata, regarde si tu ne peux pas te glisser entre les barreaux. »

Drotte était notre capitaine. Eata engagea un bras et une jambe à travers la grille métallique ; mais il fut tout de suite évident que le reste de son corps ne pourrait pas suivre.

« Il y a quelqu’un qui vient », murmura Roche. Drotte arracha Eata à la barrière.

Je regardai vers le bas de la rue. Des lanternes se balançaient, tandis que le brouillard étouffait le bruit des voix et des pas. J’aurais bien voulu me cacher, mais Drotte me retint en disant : « Attends, j’aperçois des lances.

— Crois-tu que c’est la garde qui s’en retourne ? »

Il secoua la tête. « Ils sont trop nombreux.

— Une bonne douzaine d’hommes », ajouta Drotte.

Encore tout mouillés des eaux du Gyoll, nous attendîmes.

Dans les recoins les plus profonds de ma mémoire, nous nous tenons toujours là, immobiles et tremblants. De même que tout ce qui semble impérissable se rapproche inexorablement de sa propre destruction, de même ces instants, qui nous paraissent tout ce qu’il y a de plus fugitifs au moment où nous les vivons, se recréent d’eux-mêmes – non pas seulement dans ma mémoire (laquelle en fin de compte, retient tout jusque dans le moindre détail), mais aussi dans les battements de mon cœur et les picotements de mon cuir chevelu – si bien qu’ils sont remis à neuf un peu de la même façon que, chaque matin, se reconstitue notre Communauté, quand s’élèvent les sons perçants de ses clairons.

Les hommes ne portaient pas d’armures, comme je pus rapidement m’en apercevoir à la lueur jaunâtre des lanternes ; ils portaient en revanche des lances, comme l’avait dit Drotte, ainsi que des massues et des hachettes. À sa ceinture, leur chef avait glissé un long couteau à lame double ; mais je m’intéressais bien davantage à la lourde clef qui pendait à son cou, retenue par une corde, et qui paraissait à même d’ouvrir et de fermer la serrure du portail.

Le petit Eata, tout excité, ne cessait pas de s’agiter ; le chef nous vit, et souleva sa lanterne. « Nous attendons de pouvoir rentrer, notre Maître », dit Drotte. Il était plus grand que son interlocuteur, mais il plaqua sur son visage basané une expression humble et respectueuse.

« Pas avant l’aube », répondit le chef avec brusquerie. « Vous n’aviez qu’à retourner chez vous un peu plus tôt, jeunes gens.

— Notre Maître, les hommes de garde devaient nous laisser rentrer, mais il n’y a plus personne.

— Vous ne rentrerez pas ce soir. » Le chef mit la main sur la poignée de son couteau, puis fit un pas en avant. Je craignis, pendant un instant, qu’il ne devinât qui nous étions.

Drotte s’écarta, et nous restâmes tous derrière lui. « Notre Maître, qui êtes-vous ? Vous n’êtes pas des soldats.

— Nous sommes les volontaires », dit l’un des autres. « Nous venons protéger nos morts.

— Dans ce cas, vous pouvez nous laisser rentrer. » Le chef nous tournait déjà le dos. « En dehors de nous, personne ne rentrera dans cet endroit. » La clef grinça dans la serrure, à quoi répondit un gémissement du portail. Avant que quiconque ait pu l’arrêter, Eata s’était engouffré dans le passage. L’un des hommes jura, puis le chef et deux de ses volontaires coururent après Eata ; mais il était plus agile qu’eux. Nous vîmes ses cheveux couleur filasse et sa chemise rapiécée zigzaguer au milieu des tombes à ras du sol des pauvres, puis il disparut dans le fouillis des monuments élevés un peu plus haut. Drotte tenta de se lancer à sa poursuite, mais deux hommes le saisirent par les bras.

« Il faut le retrouver, nous n’allons pas vous voler vos morts !

— Pourquoi voulez-vous donc tellement entrer ici ? demanda un des volontaires.

— Pour ramasser des simples, répliqua Drotte. Nous sommes des potards. Ne voulez-vous pas que les malades guérissent ? »

Le volontaire le regardait fixement. L’homme à la clef avait fait tomber sa lanterne quand il s’était lancé à la poursuite d’Eata, et il n’en restait plus que deux allumées. Dans le peu de lumière qu’elles produisaient, l’interlocuteur de Drotte avait l’air stupide et innocent ; sans doute n’était-il qu’un simple ouvrier.

Drotte poursuivit : « Vous savez certainement que certaines herbes atteignent leur efficacité maximale quand on les retire du sol des cimetières au clair de lune. Il va bientôt geler, et tout sera mort ; c’est pourquoi nos maîtres veulent faire des provisions pour l’hiver. Tous les trois se sont arrangés pour que nous puissions entrer ici ce soir ; quant au gamin, son père l’a laissé nous accompagner pour qu’il nous aide.

— Vous n’avez rien pour mettre vos plantes. »

Encore aujourd’hui, j’admire Drotte pour la manière dont il s’en sortit. « Nous devons les lier en gerbes pour qu’elles sèchent », répliqua-t-il. Et sans hésiter, il tira un long morceau de ficelle de sa poche.

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