« Eh bien, demanda maître Oultan, avais-je raison ou non ? »
J’ouvris le livre au hasard et lus : «… au moyen de quoi il est possible de graver une image avec tellement d’habileté que si elle était détruite, on pourrait la retrouver enfouie dans l’un de ses fragments – dans n’importe lequel de ses fragments. » Je suppose que c’est le mot « enfouie » qui évoqua dans mon esprit les événements dont j’avais été le témoin au cours de la nuit où j’avais reçu le chrisos : « Maître, répondis-je, vous êtes prodigieux.
— Non, mais je me trompe rarement.
— Vous me comprendrez mieux que quiconque, Maître, quand je vous dirai que je me suis permis de lire quelques lignes dans ce livre. Vous avez certainement entendu parler des mangeurs de cadavres. Je me suis laissé dire que le fait de dévorer la chair d’un mort, si l’on y ajoute l’effet de certains polychrestes, permet d’en revivre l’existence.
— C’est manquer de sagesse que de trop en savoir sur ce genre de pratiques, murmura l’archiviste comme pour lui-même. Et cependant, si je m’arrête à l’idée de partager l’esprit d’historiens comme Loman ou Hermas…» Sans doute était-il aveugle depuis tant d’années qu’il en avait oublié combien l’expression de nos visages pouvait trahir nos sentiments les plus profonds et les révéler. Celle que je vis sur le sien à la lueur du candélabre traduisait un désir tellement puissant, que, par simple décence, je me sentis obligé de détourner les yeux ; mais sa voix était toujours aussi calme et gardait son timbre de cloche, ample et solennel. « D’après ce que j’ai lu autrefois, néanmoins, tu as raison, quoique je ne me souvienne pas que cette question soit évoquée dans le livre que tu tiens.
— Maître, repris-je, je vous donne ma parole que je ne vous soupçonne nullement d’une chose pareille. Mais pourriez-vous répondre à cette question : si deux personnes violent ensemble une tombe, que l’une prenne par exemple la main droite et l’autre la gauche, est-ce que celui qui mange la droite ne connaîtra que la moitié de la vie du mort, tandis que l’autre connaîtra l’autre moitié ? Et si c’est le cas, que se passe-t-il s’il se présente un troisième comparse et qu’il dévore un pied ?
— Quel dommage que tu sois bourreau, dit Oultan. Tu aurais pu faire un excellent philosophe. Non, pour autant que je comprenne ce sujet diabolique, chacun possède la vie en entier.
— Dans ce cas, toute la vie d’un homme se trouve concentrée dans sa main droite comme dans sa main gauche, et dans chacun de ses doigts, aussi ?
— Je crois que chacun des participants doit consommer plus d’une bouchée pour arriver au résultat souhaité. Cependant, je suppose qu’au moins en théorie, ce que tu avances est juste. Toute la vie d’une personne se retrouve dans l’un de ses doigts. »
Nous avions repris le chemin emprunté à l’aller ; mais comme le passage était beaucoup trop étroit pour que nous puissions avancer de front, je marchais maintenant devant lui en tenant le candélabre – si bien qu’un étranger qui nous aurait vus se serait imaginé que j’éclairais le chemin pour lui. « Mais, Sieur, dis-je, comment cela est-il possible ? Si l’on poursuit le même raisonnement, on en arrive à dire qu’une vie peut résider dans la moindre articulation de chaque doigt, et cela est sûrement impossible.
— Quelles sont les dimensions d’une vie d’homme ? demanda Oultan.
— Je n’ai aucun moyen de le savoir ; mais n’est-elle pas plus grande qu’une petite articulation ?
— Tu la vois à son début et tu en attends beaucoup. Moi, qui la considère à partir de sa fin, je sais combien elle est insignifiante. J’imagine que c’est pour cette raison, d’ailleurs, que des créatures dépravées consomment la chair de cadavres : elles en veulent davantage. Laisse-moi te poser une question à mon tour. Sais-tu qu’un fils peut ressembler à son père d’une manière frappante ?
— Je l’ai entendu dire, en effet. Et je le crois », répondis-je. Je ne pus m’empêcher de penser aux parents que j’avais eus et ne connaîtrais jamais.
« Tu admettras donc qu’il est possible, si un fils ressemble fortement à son père, qu’un type de visage donné puisse se répéter pendant plusieurs générations. Autrement dit, si un fils ressemble à son père et que son propre fils lui ressemble, et si le fils de son fils lui ressemble, l’arrière-petit-fils au bout du compte, ressemblera à son arrière-grand-père.
— Oui.
— Et cependant, le germe qui a donné naissance à chacun d’eux était contenu dans une drachme d’un liquide colloïdal ; s’ils n’en proviennent pas, quelle est leur origine ? »
J’étais incapable de répondre à cette question et continuai à marcher, plongé dans la plus grande perplexité. Nous regagnâmes bientôt la porte par laquelle nous étions passés pour gagner les étages inférieurs de la bibliothèque. Cyby s’y trouvait déjà, avec les autres livres mentionnés dans la lettre de maître Gurloes. Je les lui pris, saluai Maître Oultan, et je me trouvai très soulagé de quitter enfin l’atmosphère étouffante qui régnait entre les rayonnages. Il m’arriva de retourner à nouveau dans les étages supérieurs de cette partie de la Citadelle, mais jamais dans cette cave sépulcrale, et d’ailleurs je ne le souhaitais pas.
L’un des trois volumes apportés par Cyby était aussi grand que le dessus d’une petite table ; il faisait bien une coudée de large pour une petite aune de hauteur. D’après les armes qui figuraient sur sa couverture en saffian de maroquin, on pouvait penser qu’il s’agissait de l’histoire de quelque noble famille. Les autres livres étaient beaucoup plus petits. L’un d’eux, relié de vert, à peine plus grand que ma main et guère plus épais que mon index, se révéla être une compilation de pensées dévotes, illustrée d’images évoquant des émaux et représentant des pantocrateurs et des hypostases ascétiques, auréolés de noir et habillés de robes serties de joyaux. Je m’arrêtai un moment pour les regarder auprès d’une fontaine à sec, dans un petit jardin oublié qu’inondait un pâle soleil d’hiver.
Mais au moment où je m’apprêtais à ouvrir l’un des autres volumes, j’eus ce sentiment d’être pressé par le temps qui est peut-être ce qui nous montre le mieux que nous avons quitté l’enfance. Cela faisait déjà deux bonnes veilles que je m’étais absenté de la tour Matachine pour une simple commission, et la lumière n’allait pas tarder à baisser. Je rassemblai les livres et me précipitai – quoique sans le savoir encore – vers ce qui allait être ma destinée, c’est-à-dire en fin de compte moi-même, en la personne de la châtelaine Thècle.
Il était déjà l’heure d’apporter leurs repas aux compagnons de service dans les cachots, et la tâche m’en incombait. Drotte avait la responsabilité du premier niveau, mais je ne lui apportai son plateau qu’en dernier, car je voulais lui parler avant de remonter. La vérité était que ma tête bouillonnait de pensées engendrées par la visite que je venais de faire à l’archiviste et que je voulais lui en faire part.
Tout d’abord, je ne le trouvai pas. Je posai son plateau et les quatre livres sur sa table et criai son nom. Un moment plus tard, sa réponse me parvint d’une cellule peu éloignée. J’y courus aussitôt et regardai à travers le guichet grillagé, placé à hauteur d’yeux dans la porte. Drotte était penché sur la cliente, une femme d’âge moyen en très mauvais état, étendue sur sa couchette. Il y avait du sang sur le sol.
Il était trop occupé pour seulement tourner la tête. « Est-ce toi, Sévérian ?
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