— Oui ; j’ai apporté ton repas, ainsi que des livres pour la châtelaine Thècle. Est-ce que je peux t’aider ?
— Non, c’est inutile. Elle vient d’arracher ses pansements pour se faire saigner à mort, mais j’ai pu intervenir à temps. Laisse mon plateau sur la table, veux-tu ? Tu pourrais en revanche faire passer ceux des clients pour moi, si tu as une minute. »
J’hésitai. Les apprentis, en principe, ne doivent pas s’occuper des personnes confiées à la garde de la guilde.
« N’aie donc pas peur ! Tout ce que tu as à faire est de pousser les plateaux à travers la fente.
— Il y a aussi les livres.
— Tu n’auras qu’à les glisser dans la fente, eux aussi. » Je l’observai encore un instant tandis qu’il s’affairait à panser la femme, dont le visage était livide ; puis je m’éloignai, trouvai les plateaux qui n’avaient pas encore été distribués et entrepris de faire comme il me l’avait dit. La plupart des clients qui se trouvaient dans les cellules avaient encore assez de force pour se lever et se saisir du plateau que je leur passais. Pour les autres, je me contentai de le poser devant la porte, laissant à Drotte le soin de les porter lui-même à l’intérieur des cellules, un peu plus tard. Je vis plusieurs femmes d’apparence aristocratique, mais aucune ne me parut pouvoir être identifiée comme la châtelaine Thècle, une exultante qui venait à peine d’arriver et qui, du moins pour l’instant, devait être traitée avec déférence.
Elle se trouvait, comme j’aurais dû le deviner, dans la dernière cellule. Au mobilier habituel, composé d’une table, d’une chaise et d’un lit, avait été ajouté un tapis ; en outre, à la place des haillons régulièrement attribués par la guilde, elle portait une robe blanche avec d’amples manches. L’extrémité de ces manches et le bas de la robe étaient maintenant fort sales, mais le vêtement avait conservé une grande élégance, qui me le rendait tout aussi étranger qu’il était déplacé dans cette cellule. Lors de cette première fois où je la vis, elle était en train de faire de la broderie, à la lueur d’une bougie dont l’éclat était augmenté par un réflecteur en argent ; sans doute sentit-elle mon regard peser sur elle. J’aimerais pouvoir dire, maintenant, que l’expression de son visage était dépourvue de frayeur, mais ce serait faux. Bien que presque parfaitement cachée, on pouvait y lire de la terreur.
« Tout va bien, dis-je aussitôt. J’apporte votre repas. »
Elle inclina la tête en me remerciant, puis se leva et vint jusqu’à la porte. Elle était encore plus grande que je ne l’aurais cru, et c’est tout juste si elle pouvait se tenir droite dans la petite cellule. Bien que son visage fût plutôt triangulaire qu’en forme de cœur, il me rappela celui de la femme qui avait accompagné Vodalus à la nécropole. Peut-être cela tenait-il à ses grands yeux violets aux paupières ombrées de bleu, ou encore à sa chevelure noire, qui, formant un V prononcé sur son front, évoquait plus ou moins le capuchon d’un manteau. Quelle qu’ait été la raison, je l’aimai sur-le-champ – ou du moins je l’aimai dans la mesure où un jeune sot est capable d’aimer. Mais comme je n’étais qu’un jeune sot, je ne m’en doutais même pas.
Sa main blanche, froide, légèrement moite et incroyablement étroite, effleura la mienne au moment où elle se saisit du plateau. « Ce n’est qu’un repas ordinaire, lui dis-je. Je crois que vous pourriez obtenir quelque chose de mieux si vous le demandiez.
— Vous ne portez pas de masque, répondit-elle. Votre visage est le premier que je vois depuis que je suis ici.
— Je ne suis qu’un apprenti. Je ne recevrai mon masque que l’année prochaine. »
Elle sourit, et j’éprouvai la même émotion que lorsque je m’étais retrouvé dans l’Atrium du Temps, et que j’avais été conduit dans une pièce où il faisait bon et où l’on m’avait offert de la nourriture. Elle avait de petites dents fines et très blanches que découvrait une grande bouche. Ses yeux, tous deux aussi profonds que la citerne dans le sous-sol de la tour de la Cloche, illuminaient son sourire.
« Je suis désolé, la coupai-je. Je ne vous ai pas écoutée. »
Son sourire rayonna à nouveau, et elle inclina son délicieux visage sur le côté. « Je vous disais combien j’étais heureuse de voir votre visage, je vous demandais si c’était vous qui, à l’avenir, m’apporteriez mes repas, et comment s’appelle ce qu’il y a sur ce plateau.
— Non, non, ce ne sera pas moi. Seulement aujourd’hui, parce que Drotte est occupé. » J’essayai de me souvenir de quoi était composé son repas, car, à travers la grille du guichet, je ne pouvais pas voir le plateau qu’elle avait posé sur la petite table. J’avais beau me creuser la cervelle, impossible de me le rappeler. Je finis par lui dire maladroitement : « Il vaudrait probablement mieux manger ce qu’il y a. Mais je crois que vous pourriez avoir mieux en demandant à Drotte.
— Pourquoi donc ? J’ai bien l’intention de tout manger. Les gens avaient l’habitude de me faire des compliments sur ma silhouette élancée, mais croyez-moi, j’ai autant d’appétit qu’un loup. » Elle reprit le plateau et me le tendit, comme si elle avait compris que j’aurais besoin de toute l’aide possible pour en dévoiler les mystères.
« Il y a des poireaux, châtelaine, dis-je. Ces choses vertes. Les petits pois bruns sont des lentilles. Et ça, c’est du pain.
— Châtelaine ? Inutile de faire tant de cérémonies. Vous êtes mon geôlier, et vous pouvez m’appeler comme vous voulez. » Il y avait une nuance d’amusement dans ses grands yeux profonds, maintenant.
« Je ne désire pas vous insulter, répondis-je. Préférez-vous que je vous appelle autrement ?
— Appelez-moi donc Thècle ; c’est mon nom. Les titres sont faits pour les situations officielles et les noms pour celles qui ne le sont pas – et ce ne peut être davantage le cas ici. J’imagine que les choses se passeront aussi avec un certain formalisme, lorsque je recevrai mon châtiment ?
— C’est en effet habituellement le cas pour les exultants.
— Je suppose qu’il y aura également un exarque, dans la mesure où vous le laisserez entrer, dans son costume constellé de taches écarlates. Et quelques autres, sans doute – le starets Egine, peut-être. Êtes-vous certain que ceci est bien du pain ? » Elle toucha la tranche de l’un de ses doigts effilés, si blanc que j’imaginai un instant que le pain allait le salir.
« Absolument, dis-je. La châtelaine a certainement déjà dû manger du pain auparavant ?
— Pas comme celui-ci. » Elle prit la tranche, qui était fort mince, et en arracha un morceau d’un coup de dents, vif et net. « Ce n’est pas si mauvais, après tout. Vous dites que je pourrais avoir droit à une meilleure nourriture, si j’en fais la demande ?
— C’est ce que je crois, châtelaine.
— Thècle. J’ai réclamé des livres, au moment où je suis arrivée, il y a deux jours. Mais je ne les ai pas encore eus.
— C’est moi qui les ai ; ils sont ici. » Je courus jusqu’à la table de Drotte, ramassai les ouvrages et glissai le plus petit d’entre eux par la fente.
« C’est merveilleux ! Et les autres ?
— Il y en a encore trois. » Le livre à couverture brune passa aussi facilement par la fente, mais les deux autres, le vert et le gros in-folio aux armoiries, se révélèrent trop épais. « Drotte viendra plus tard ouvrir la porte et vous les donnera, dis-je.
— Ne pouvez-vous le faire ? C’est affreux de les apercevoir à travers ce guichet et de ne pas même pouvoir les toucher.
— Officiellement, je n’ai même pas le droit de vous apporter votre plateau ; c’est le travail de Drotte.
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