Gene Wolfe - L'ombre du bourreau

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Une autre civilisation, aux moeurs étranges, très loin dans l’avenir.
Elevé depuis toujours dans la Guilde des Bourreaux, Sévérian est nommé Exécuteur dans une cité lointaine qu’il doit rejoindre à pied, par villes, monts et vaux, alors qu’il ignore tout des usages du monde. Voyage pittoresque dans l’espace et le temps, mais aussi voyage initiatique qui le confronte aux situations les plus étranges, dans un univers qui ne dévoile jamais complètement ses mystères. Premier volume d’une saga en passe de devenir l’une des plus belles de la SF, l’Ombre du Bourreau réconcilie avec une subtile audace le lyrisme de l’heroic fantasy et la vérité aiguë de la science-fiction dans un futur si lointain qu’il ressemble à un passé très ancien.

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J’acquiesçai de la tête.

« À ton âge, les garçons sont facilement troublés. Quelqu’un va t’emmener dans un endroit où de tels maux sont rapidement soignés.

— Comme vous voudrez, Maître.

— Comment ? Tu ne me remercies pas ?

— Merci, Maître », répondis-je.

Gurloes a été l’un des hommes les plus complexes que j’aie jamais connus, car il était un homme complexe qui tentait d’être simple. Mais pas vraiment simple : il se faisait une idée complexe de la simplicité. Tout comme un courtisan travaille à faire de lui-même un personnage brillant, impliqué partout, quelque chose à mi-chemin entre l’art du maître de danse et celui du diplomate – paré au besoin d’un parfum d’assassin – maître Gurloes s’était transformé en la créature parfaitement quelconque que s’attendaient à trouver les procureurs et les huissiers lorsqu’ils s’adressaient au chef de notre guilde, alors que c’est bien la seule chose qu’un bourreau véritable ne puisse être. C’est pourquoi on sentait en lui une certaine tension ; bien que tous les différents aspects de la personnalité de Gurloes aient été conformes à ce qu’ils auraient dû être, ils ne s’ajustaient pas bien ensemble. Il buvait plus que de raison et était la proie de cauchemars – mais ceux-ci étaient le résultat de ses beuveries, comme si le vin, au lieu de verrouiller les portes de son esprit, les ouvrait en grand et le laissait tout pantelant, aux petites heures du matin, à guetter l’apparition d’un soleil tardant à se lever, qui seul chasserait les fantômes familiers de sa cellule, et lui permettrait de s’habiller avant d’aller distribuer les tâches quotidiennes aux compagnons. Il se rendait parfois au sommet de notre tour, à l’étage au-dessus des canons, et restait là, se parlant à lui-même et guettant à travers ses verres, qui passaient pour être plus durs que du silex, l’apparition des premiers rayons du soleil. Il était le seul dans toute notre guilde – et je n’excepte même pas maître Palémon – à ne pas craindre les forces qui se cachaient là-haut, ni les bouches invisibles qui s’adressaient parfois aux êtres humains ou parlaient entre elles, de tour à tour, ou de tour à donjon. Il aimait la musique, mais avait l’habitude de frapper le bras de son fauteuil et de taper du pied d’autant plus fort que le morceau lui plaisait, alors que les rythmes en étaient beaucoup trop subtils pour être marqués par une cadence simple. Il mangeait trop, mais aussi trop rarement, lisait quand il croyait que personne ne pouvait s’en apercevoir, et rendait visite à certains de nos clients, dont un au troisième niveau, avec lesquels ils parlaient de choses qu’aucun de ceux qui, parmi nous, écoutaient à la porte, ne parvenait à comprendre. Il avait un regard éclatant, plus brillant que celui de n’importe quelle femme. Il avait un défaut de prononciation qui le faisait trébucher sur des mots comme ulcérer, salpinx et bordereau. Je ne me sens pas capable de décrire en quel piteux état je l’ai trouvé, lorsque, récemment, je suis retourné à la Citadelle, ni comme il est maintenant.

8. L’interlocuteur

C’est le jour suivant que, pour la première fois, j’apportai son souper à Thècle. Je demeurai auprès d’elle le temps d’une veille, au cours de laquelle Drotte vint fréquemment jeter un coup d’œil à travers le guichet. Nous jouâmes à différents jeux fondés sur les mots où elle se révéla bien supérieure à moi, puis au bout d’un moment, nous en vînmes à parler de ces choses qui, selon ceux qui en sont revenus, se trouvent au-delà de la mort ; elle me raconta ce qu’elle avait lu à ce sujet dans le plus petit des livres que je lui avais apportés – non seulement le point de vue orthodoxe des hiérophantes, mais aussi différentes théories excentriques et hérétiques.

« Lorsque je serai libre, dit-elle, je fonderai ma propre secte. Je dirai à tout le monde que la sagesse m’en a été révélée au cours de mon séjour chez les bourreaux ; c’est quelque chose qui les frappera.

— Et quel sera votre enseignement ?

— Qu’il n’y a pas d’agathodémon ni de vie après la mort. Que, dans la mort, l’esprit s’évanouit comme dans le sommeil, mais un peu plus, cependant.

— Mais à qui allez-vous attribuer de telles révélations ? »

Elle secoua la tête, puis posa son menton pointu dans le creux de sa main ; la pose mettait en valeur, admirablement, la ligne gracieuse de son cou. « Je n’ai pas encore décidé. À un ange de glace, peut-être ; ou à un fantôme. Qu’en pensez-vous ?

— Mais cela n’est-il pas contradictoire ?

— Justement. » Sa voix trahissait tout le plaisir que ma question lui avait causé. « C’est dans cette contradiction que se trouvera tout l’attrait de la nouvelle croyance. On ne peut pas fonder une théologie inédite sur le Néant, et il n’y a pas de fondation plus sûre qu’une contradiction. Pensez à celles qui, par le passé, ont connu le plus de succès ; elles prétendaient par exemple que leurs divinités étaient les maîtresses de tous les univers, ce qui ne les empêchait pas d’avoir besoin de grands-mères pour les défendre, comme des enfants effrayés par le caquet des volailles. Ou encore que l’autorité qui s’abstenait de punir qui que ce soit tant qu’il existait une chance de s’amender, finirait par punir tout le monde quand plus personne n’aurait la possibilité de s’améliorer.

— Tout cela est trop compliqué pour moi, répondis-je.

— Mais non, pas du tout. Je vous crois aussi intelligent que la plupart des jeunes gens. Mais j’imagine que vous autres, les bourreaux, n’avez pas de religion. Vous fait-on abjurer quelque chose ?

— Absolument pas. Nous avons une patronne céleste et nous devons observer certains rites, tout comme n’importe quelle autre guilde.

— Ce n’est pas notre cas », dit-elle. Pendant un moment, elle parut méditer sur cette question. « Seules les guildes ont des patrons et des rites, ainsi que l’armée, qui est une sorte de guilde ; nous ne nous porterions pas plus mal, je crois, si nous en avions une également. Toujours est-il que tous les jours de fête et toutes les nuits de vigiles sont devenus prétexte à spectacle, des occasions de porter de nouvelles robes. Aimez-vous celle-ci ? » Elle se leva et étendit les bras pour bien me faire voir son vêtement souillé.

« Elle est très jolie, risquai-je. La broderie, en particulier, ainsi que la façon dont les petites perles sont cousues dessus.

— C’est tout ce que j’ai ici ; je portais cette robe quand j’ai été arrêtée. En réalité, c’est une robe pour dîner ; elle se porte à partir de la fin de l’après-midi jusqu’au début de la soirée proprement dite. »

Je lui dis avoir la certitude que maître Gurloes lui en procurerait d’autres si elle en faisait la demande.

« Je l’ai déjà fait, et il m’a dit qu’il avait envoyé quelqu’un au Manoir Absolu pour les prendre, mais son messager fut incapable de le trouver. Cela signifie que le Manoir Absolu tente de se convaincre que je n’existe pas. De toute façon, il est bien possible que tous mes vêtements aient été expédiés à notre château, dans le Nord, ou dans l’une de nos villas. Il m’a promis que son secrétaire écrirait partout pour moi.

— Savez-vous qui l’on a envoyé ? lui demandai-je. Le Manoir Absolu doit presque avoir la taille de notre Citadelle, et j’aurais cru impossible à quiconque de le manquer.

— Tout au contraire, rien n’est plus facile. Étant donné que l’on ne peut pas le voir, il peut tout aussi bien se trouver sous vos yeux sans que vous le sachiez, à moins d’avoir de la chance. En outre, comme les routes sont fermées, il leur suffit de passer à leurs espions la consigne de donner de faux renseignements à telle ou telle personne – et ils ont des espions partout. »

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