Il ne pouvait pas parler, mais il approuva de la tête.
« Parfait. Je m’occupe de Timon, et toi du plus fort après lui. »
Le temps de cent respirations – et elles étaient rapides ! –, tous les garçons avaient été obligés de faire leur soumission après avoir reçu quelques coups. Il se passa trois semaines avant qu’il y en ait un seul qui ose me désobéir, mais ce ne fut qu’un cas isolé et non une rébellion de masse.
J’avais de nouvelles fonctions à remplir en tant que capitaine des apprentis, mais je jouissais également de plus de liberté qu’auparavant. J’étais chargé de vérifier que les repas des compagnons, quand ils étaient de service, étaient servis bien chauds, et de superviser la corvée des plateaux à l’intention de nos clients. Je distribuais les tâches dans les travaux de cuisine et, en classe, je surveillais les devoirs et les exercices. Il m’arrivait beaucoup plus fréquemment qu’autrefois d’avoir à porter des messages jusqu’aux endroits les plus reculés de la Citadelle, et, dans une faible mesure, je participais déjà aux décisions concernant les affaires de la guilde. C’est ainsi que j’acquis une grande familiarité de tous les coins et recoins de la Citadelle, même des moins fréquentés : des greniers où s’entassaient les huches géantes et où rôdaient des chats maléfiques, des remparts balayés par le vent, qui dominaient des bidonvilles à demi décomposés, ainsi que de la pinacothèque, avec sa grande galerie surmontée d’un plafond voûté en brique et percé de fenêtres, au sol dallé de pierres recouvert de tapis ici et là, et encadrée de murs dont les arches puissantes et sombres débouchaient sur des rangées de pièces encombrées – comme la galerie elle-même – de peintures innombrables.
Beaucoup d’entre elles étaient si anciennes et noires de fumée que je n’arrivais pas à en discerner le sujet ; dans d’autres cas, je n’étais pas capable d’en deviner la signification – un danseur dont les ailes ressemblaient à des sangsues, une femme apparemment silencieuse qui se tenait au-dessous d’un masque mortuaire, une dague à lame double à la main. Un jour, alors que j’avais bien parcouru une lieue parmi ces peintures énigmatiques, je tombai sur un vieil homme, perché tout en haut d’une échelle. J’hésitai à lui demander mon chemin, car il avait l’air très absorbé par sa tâche, et je craignais de le déranger.
L’œuvre qu’il était en train de nettoyer représentait un personnage en armure campé devant un paysage de désolation. Il n’avait pas d’arme, mais tenait une hampe portant un bizarre drapeau tout raide. La visière de son casque était entièrement recouverte d’or, sans fentes pour les yeux ni système de ventilation, et on ne voyait rien d’autre sur sa surface impeccablement polie que le reflet parfait du paysage désertique.
Je fus profondément affecté par ce guerrier venu d’un monde mort, sans que je puisse dire pourquoi, ni même quel type d’émotion il soulevait en moi. Pour quelque raison obscure, j’aurais aimé décrocher le tableau et l’emporter, non pas dans notre nécropole, mais dans l’une de ces forêts d’altitude dont notre nécropole – chose que je comprenais déjà – n’était qu’une image idéalisée mais faussée. Sa place me paraissait être parmi les arbres, et le bas de son cadre aurait dû s’enfoncer dans l’herbe nouvelle.
« Et c’est comme ça, dit une voix derrière moi, qu’ils se sont tous échappés. Vodalus a obtenu ce qu’il était venu chercher, tu vois.
— Dis donc », dit une deuxième voix, d’un ton cassant, « qu’est-ce que tu fabriques ici ? »
Je me retournai et vis deux écuyers dont les vêtements brillants se rapprochaient, aussi près qu’il était possible de l’oser, de ceux d’exultants. Je répondis que j’avais une communication à porter à l’archiviste et montrai mon enveloppe.
« Parfait, dit l’écuyer qui s’était adressé à moi. Sais-tu au moins où se trouvent les archives ?
— J’étais sur le point de poser la question, Sieur.
— Alors c’est que tu n’es pas le bon messager pour porter ce pli, n’est-ce pas ? Donne-le-moi, je le confierai à un de mes pages.
— Cela m’est impossible, Sieur. Je dois moi-même le remettre à son destinataire. »
L’autre écuyer intervint : « Il est inutile d’être aussi rude avec ce jeune homme, Racheau.
— Bien entendu, tu ne sais pas ce qu’il est.
— Mais toi tu le sais. »
Celui qui s’appelait Racheau acquiesça. « De quelle partie de la Citadelle viens-tu, messager ?
— De la tour Matachine. C’est maître Gurloes qui m’envoie chez l’archiviste. »
Le visage du second écuyer se rembrunit. « Tu es donc un bourreau.
— Simplement un apprenti, Sieur.
— Dans ce cas, je ne m’étonne plus que mon ami préfère te voir disparaître. Suis la galerie jusqu’à la troisième porte, franchis le coude et continue sur une centaine de pas environ. Là, grimpe l’escalier qui mène au second niveau et prends le corridor sud, celui qui se termine par une double porte au fond.
— Merci », répondis-je, m’apprêtant à partir dans la direction qu’il m’avait indiquée.
« Attends un peu. Si tu vas par là maintenant, il nous faudra te suivre. »
Racheau prit la parole : « J’aime autant l’avoir devant moi que derrière. »
J’attendis malgré tout, une main encore posée sur l’un des barreaux de l’échelle, qu’ils aient disparu au premier coude de la galerie.
À la manière de ces amis idéalisés qui, en rêve, s’adressent à nous du haut de leur nuage, le vieil homme me dit : « Ainsi tu es un bourreau, n’est-ce pas ? Sais-tu que je n’ai jamais été à la tour Matachine ! »
Son regard éteint me rappelait un peu celui des tortues que nous nous amusions parfois à effrayer sur les rives du Gyoll, son nez et son menton se rejoignaient presque.
« Puissé-je ne jamais vous y voir non plus, répondis-je poliment.
— Je n’ai plus rien à craindre maintenant. Que pourriez-vous faire d’une carcasse comme la mienne ? Mon cœur s’arrêterait comme ça ! » Il laissa tomber l’éponge qu’il tenait dans son seau et essaya de faire claquer ses doigts humides, sans y parvenir. « Mais je sais où elle se situe ; c’est juste derrière le donjon des Sorcières. Exact, non ?
— En effet », dis-je, un peu surpris que les sorcières soient mieux connues que nous.
« C’est bien ce que je pensais. Pourtant personne n’en parle jamais. Tu es en colère contre ces écuyers, et je ne t’en blâme pas. Mais il faudrait que tu comprennes leur cas. Tout se passe comme s’ils étaient des exultants, mais en réalité ils n’en sont pas. Ils ont peur de mourir, de souffrir et d’agir comme des exultants. C’est dur pour eux.
— Leur caste devrait être abolie. Si Vodalus était là, il les enverrait casser des cailloux. Ce ne sont que des fossiles venus d’un autre âge ; de quelle utilité peuvent-ils encore être ? »
Le vieil homme redressa la tête. « Bah ! De quelle utilité ont-ils jamais été, le sais-tu ? »
Je dus admettre que je l’ignorais, et, tel un vieux singe, il dégringola de son échelle ; il était tout en bras et en jambes, l’ensemble étant surmonté d’un cou fripé. Il avait les mains aussi longues que mes pieds, et ses doigts crochus étaient parcourus de veines bleues. « Mon nom est Roudessind ; je suis le conservateur. Tu connais le vieil Oultan, je parie ? Non, bien sûr que non. Si c’était le cas, tu connaîtrais le chemin de la bibliothèque.
— Je n’ai jamais eu l’occasion de venir dans cette partie de la Citadelle auparavant.
— Jamais ? Mais c’est la plus belle. Les arts, la musique, les livres. Nous avons ici un Féchine qui représente trois jeunes filles en train de se mettre des guirlandes de fleurs dans les cheveux ; il est tellement réaliste qu’on s’attend à voir les abeilles venir butiner. Un Quartillosa également. Il n’est plus guère connu, Quartillosa ; d’ailleurs s’il l’était, son tableau ne serait pas ici. Mais le jour même de sa naissance, il dessinait déjà mieux que les cracheurs de couleurs dont on s’entiche de nos jours. Nous récupérons ce dont on ne veut pas au Manoir Absolu, vois-tu. Autrement dit, les œuvres les plus anciennes qui sont les meilleures la plupart du temps. D’être restées accrochées si longtemps, elles nous arrivent noires de crasse et je les remets en état. Dans certains cas, je suis même obligé de les nettoyer une deuxième fois, si elles sont restées trop longuement exposées ici. Regarde donc aussi celui-ci, ce tableau, il te plaît ? »
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