Gene Wolfe - L'ombre du bourreau

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Une autre civilisation, aux moeurs étranges, très loin dans l’avenir.
Elevé depuis toujours dans la Guilde des Bourreaux, Sévérian est nommé Exécuteur dans une cité lointaine qu’il doit rejoindre à pied, par villes, monts et vaux, alors qu’il ignore tout des usages du monde. Voyage pittoresque dans l’espace et le temps, mais aussi voyage initiatique qui le confronte aux situations les plus étranges, dans un univers qui ne dévoile jamais complètement ses mystères. Premier volume d’une saga en passe de devenir l’une des plus belles de la SF, l’Ombre du Bourreau réconcilie avec une subtile audace le lyrisme de l’heroic fantasy et la vérité aiguë de la science-fiction dans un futur si lointain qu’il ressemble à un passé très ancien.

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Il me fallait maintenant franchir le passage qui mène aux niveaux où se trouvent les cellules, toujours gardé par un compagnon de faction en haut des marches. La première idée qui me vint à l’esprit fut de le mettre dans le panier qui sert à transporter les draps propres des clients dont on refait le lit. C’était justement jour de blanchisserie, et rien n’aurait été plus facile que de faire un voyage de plus qu’il n’était nécessaire ; il paraissait fort peu probable que le compagnon de garde remarque quoi que ce soit. Les inconvénients majeurs de ce plan étaient qu’il exigeait d’attendre que sèche le linge propre, c’est-à-dire plus d’une veille, et de risquer d’avoir à répondre aux questions du frère de service au troisième niveau, quand il me verrait m’engager dans l’escalier du quatrième, inoccupé.

Au lieu de cela, je laissai le chien dans la salle d’examen – il était trop faible pour s’en éloigner – et j’offris à l’homme de service de prendre sa place en haut des escaliers. Trop heureux de l’occasion qui se présentait de se reposer, il se débarrassa prestement de son épée-bouchère à large lame (qu’en théorie il m’était interdit de toucher) et de son manteau de fuligine (que je n’avais pas non plus le droit de porter, quoique ma taille dépassât déjà celle de la plupart des compagnons) ; si bien que d’un peu loin, on ne risquait pas de remarquer la substitution. Je me drapai dans le manteau, et dès que le garde eut tourné le dos, je déposai l’épée dans un coin et courus chercher mon chien. Les manteaux de la guilde sont toujours amples, et celui-ci l’était particulièrement, dans la mesure où le frère que j’avais remplacé possédait une large carrure. Qui plus est, la teinte fuligineuse, qui est plus sombre que le noir, efface admirablement bien tout ce qui est plis, gonflements et formes, et ne laisse voir à l’œil qu’une masse obscure et étale à laquelle le regard ne s’accroche pas. Une fois le capuchon relevé, les compagnons qui se trouvaient à leur table aux différents niveaux (si tant est qu’ils aient levé les yeux vers l’escalier au moment où je passai) ont dû me prendre pour un frère avec un peu plus d’embonpoint que la moyenne. Même l’homme de service au troisième niveau, là où sont rassemblés les clients qui ont perdu la raison et qui hurlent en secouant leurs chaînes, ne pouvait rien trouver d’extraordinaire à ce que l’un des compagnons descende jusqu’au quatrième niveau, une rumeur persistante voulant qu’il soit remis en état, et ne pas faire davantage attention au jeune apprenti qui, peu de temps après que ledit compagnon fut remonté, se précipitait à nouveau vers les étages les plus bas : de toute évidence, le compagnon avait oublié quelque chose que le jeune garçon était chargé de récupérer.

L’endroit n’avait rien d’engageant. Environ la moitié des anciennes lumières fonctionnait encore, mais la boue avait peu à peu envahi les couloirs et formait une couche d’une main d’épaisseur. Une table de service se tenait toujours à l’endroit où, peut-être deux cents ans auparavant, elle avait été abandonnée ; le bois en était complètement pourri et elle menaçait de s’écrouler au premier choc.

L’eau n’était pourtant jamais montée bien haut dans ce secteur, et l’extrémité la plus éloignée du corridor que je choisis comme refuge n’avait pas de dépôt de boue. Je déposai mon chien sur une couchette de client et le nettoyai aussi bien que je pus à l’aide des éponges que j’avais dérobées dans la salle d’examen.

Sa fourrure, sous la croûte formée par le sang séché, était courte, raide et fauve. Il avait la queue coupée tellement court que ce qu’il en restait était plus large que long ; on avait fait de même avec ses oreilles dont il ne restait presque rien, à part une sorte de pointe raide, de l’épaisseur d’un doigt. Son poitrail avait été laissé béant après son dernier combat, et je pouvais voir ses muscles larges et plats, assoupis comme des constricteurs rouge pâle. Il n’avait plus de patte avant droite et le moignon qui lui restait était en bouillie. Je l’excisai après avoir suturé la plaie de sa poitrine le mieux possible, mais il se remit à saigner. Il me fallut donc trouver l’artère et la coudre, puis, comme maître Palémon nous avait appris, l’enrouler dans un repli de peau pour laisser une cicatrice aussi nette que possible.

De temps en temps, Triskèle me léchait la main pendant que je travaillais ; et quand j’eus posé le dernier point il commença à passer délicatement sa langue sur la couture, comme font les ours, qui, en se léchant, reforment un autre membre. Ses mâchoires étaient aussi puissantes que celles d’un arctotherium et ses canines faisaient la longueur de mon index ; en revanche, ses gencives étaient blanches. Mais à ce moment-là, il n’y avait pas plus de force dans ces mâchoires que dans la main d’un cadavre. Dans ses yeux jaunes se devinait une sorte de folie paisible.

Le soir même, je m’arrangeai pour échanger une corvée avec le garçon chargé d’apporter leurs repas aux détenus. Comme certains d’entre eux ne mangeaient pas, il restait toujours quelques plateaux garnis, et je pus en détourner deux que j’apportai à Triskèle, me demandant s’il était toujours en vie.

C’était le cas. Il avait réussi, je ne sais trop comment, à descendre de la couchette où je l’avais laissé et à ramper – car il ne pouvait se tenir sur les pattes qui lui restaient – jusqu’à l’endroit où commençait la partie boueuse et où un peu d’eau s’était accumulée. Ce fut là que je le retrouvai. J’avais avec moi de la soupe, du pain noir et deux carafes d’eau. Il but un bol de soupe, mais quand je voulus lui faire manger le pain, il se montra incapable de le mâcher suffisamment pour pouvoir l’avaler. Je le trempai alors dans l’autre bol de soupe que je finis de remplir avec le contenu des deux carafes au fur et à mesure, jusqu’à ce qu’elles soient vides.

Une fois étendu sur ma couchette, tout en haut de la tour, je m’imaginais encore entendre sa respiration laborieuse. Je me redressai plusieurs fois, prêtant l’oreille, mais le son diminuait aussitôt et disparaissait pour renaître peu après que je me fus de nouveau allongé. Peut-être n’était-ce que les battements de mon cœur. Si je l’avais trouvé un an ou deux auparavant, il serait devenu pour moi un objet d’adoration. J’en aurais parlé à Drotte et aux autres, et tous nous l’aurions adoré. Mais maintenant, je ne voyais en lui que le pauvre animal qu’il était, sans toutefois pouvoir le laisser mourir : j’aurais eu l’impression de rompre quelque foi jurée au fond de moi-même. Cela faisait bien peu de temps que j’étais un homme – dans la mesure où j’en étais véritablement un – et je ne pouvais supporter l’idée d’être en tant qu’homme quelqu’un de si différent de ce que j’étais comme jeune garçon. Je pouvais me souvenir du moindre instant de mon passé, de la chose la plus infime que j’avais vue ou pensée, du plus simple des rêves. Comment aurais-je pu détruire ce passé ? Je levai mes mains et essayai de les distinguer dans l’obscurité. Je savais que sur leur dos, les veines étaient saillantes, maintenant. Et que l’on est adulte lorsque ces veines saillent.

Je fis un rêve pendant lequel j’arpentais à nouveau le quatrième niveau ; je trouvai là un ami énorme dont les babines gouttaient. Il me parla.

Je servis à nouveau les clients le lendemain matin et volai de la nourriture pour l’apporter au chien – tout en espérant qu’il serait mort. Mais non. Il leva son museau dans ma direction et parut me sourire, sa gueule était tellement grande que l’on aurait dit qu’elle allait se séparer en deux moitiés ; mais il ne tenta pas de se lever. Je le nourris donc. J’étais sur le point de le quitter, lorsque je fus frappé par la misère dans laquelle il se trouvait. Voici qu’il dépendait entièrement de moi. De moi ! À un certain moment, il avait été prisé ; on l’avait entraîné comme on entraîne des coureurs avant une course ; il avait marché fièrement, son énorme poitrail, aussi large que celui d’un homme, solidement planté sur les deux piliers de ses pattes. Et maintenant, il était réduit à l’état de fantôme. Même son nom avait disparu, emporté par le sang qu’il avait perdu.

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