Il était hors de question que je transporte en permanence la pièce sur moi. À la première occasion, je gagnai discrètement la nécropole pour retrouver mon mausolée. Le temps venait de changer, et ce jour-là, il me fallut franchir des bosquets où je me fis arroser avant de patauger au milieu de grandes herbes couchées par l’approche de l’hiver. Une fois sur place, ce ne fut pas la grotte accueillante et fraîche que je trouvai, mais une chausse-trappe glaciale où j’éprouvai la proximité d’ennemis trop vagues pour pouvoir être désignés, d’adversaires de Vodalus, qui avaient maintenant la certitude que j’étais devenu son féal juré ; dès que j’allais entrer, ils se précipiteraient pour refermer sur moi la lourde porte dont ils avaient auparavant huilé les gonds. Bien entendu je savais que tout cela était parfaitement absurde. Mais je savais aussi que malgré tout, il s’y cachait quelque vérité et que la présence que je ressentais était proche dans le temps. Que ce soit dans plusieurs mois ou plusieurs années, il était possible qu’à un moment donné ces ennemis m’attendent ; en arrêtant le mouvement de la hache, j’avais choisi de combattre, décision qu’un bourreau, en général, ne prend jamais.
Tout près de l’endroit où j’avais dressé la stèle funéraire, il y avait dans le dallage une pierre descellée. Je la soulevai et déposai le chrisos en dessous, puis je murmurai une incantation que Roche m’avait apprise quelques années auparavant, une courte formule mise en vers qui permettait aux objets cachés de ne pas être trouvés :
D’où je te laisse, tu ne bouges
Qu’oncques nul que moi ne te voie,
Prends la transparence du verre,
Sauf pour moi.
Ici sois sauf, ne t’en va point,
Trompe la main qui s’approcherait
Rends l’œil des autres incrédule
Et attends-moi.
Pour que le charme soit véritablement efficace, il aurait fallu marcher autour de la cachette à minuit en tenant à la main une chandelle faite de graisse de cadavre ; mais, rien qu’à cette idée je me mis à rire, car elle me faisait penser au mensonge de Drotte sur les simples qu’il faut absolument cueillir à minuit sur les tombes. Je décidai donc de me contenter de la récitation de la formule et découvris avec un certain étonnement que j’étais maintenant assez vieux pour ne pas en avoir honte.
Les jours passèrent. Le souvenir de ma dernière visite au mausolée restait suffisamment vivace pour me dissuader d’y retourner afin de vérifier si mon trésor était toujours intact ; ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en manquait. Puis tomba la première neige. Le mur d’enceinte se trouva transformé en une barrière glissante et pratiquement infranchissable, et la nécropole perdit son aspect familier : il y avait maintenant à sa place un étrange désert de mamelons trompeurs, fait de monuments soudain plus grands sous leur couche de neige fraîche, et d’arbres et de buissons réduits de moitié sous son poids.
Dans notre guilde, la coutume veut que l’apprentissage devienne de plus en plus contraignant au fur et à mesure que l’on avance en âge et l’on a progressivement de plus en plus de devoirs à remplir. Les enfants les plus jeunes n’ont aucun travail à exécuter ; puis à partir de l’âge de six ans, tout ce qu’ils ont à faire est de courir dans les escaliers de la tour Matachine pour porter des messages ; mais, tout fiers de la confiance que l’on vient de leur accorder, ils n’ont guère l’impression de travailler. Plus il grandit, cependant, plus le jeune apprenti voit augmenter ses responsabilités qui le conduisent alors à fréquenter d’autres parties de la Citadelle ; il entre en contact avec les soldats qui gardent la barbacane et apprend là que les apprentis soldats ont des tambours, des trompettes, des ophicléides, des bottes et même parfois des cuirasses dorées ; à la tour de l’Ours, il voit des garçons qui ne sont pas plus âgés que lui s’initier au dressage d’animaux de combat de toutes sortes, d’énormes dogues dont la tête a la taille de celle des lions, des diatrymae plus grands que des hommes, au bec enrobé de métal ; mais il lui faut aussi se rendre en cent autres endroits où il découvre bientôt que sa guilde suscite la haine et le mépris de tous, et en particulier de ceux-là mêmes qui recourent à ses services. Vient également le temps des corvées de nettoyage et de cuisine. Le frère Cuisinier se réserve les aspects intéressants et agréables de la préparation des repas, laissant l’épluchage des légumes aux apprentis qui doivent en outre servir les compagnons et descendre d’innombrables plateaux jusqu’au fond des oubliettes.
À cette époque, je ne m’en doutais pas, mais cette vie d’apprenti que je menais, et qui jusqu’ici n’avait fait que devenir de plus en plus pénible, aussi loin que je me souvienne, allait brusquement se transformer et se faire beaucoup plus agréable. L’année qui précède son accession au grade de compagnon, l’apprenti vétéran doit principalement surveiller le travail de ses cadets ; sa nourriture s’améliore, et même ses vêtements sont de meilleure qualité. Les compagnons les plus jeunes le traitent presque en égal ; mais il a surtout la charge de responsabilités véritables, ce qui l’ennoblit, et le plaisir de donner et de faire exécuter des ordres.
Il est adulte quand il en arrive à ce point. Il ne travaille plus que dans la spécialité à laquelle il a été préparé ; il est libre de quitter la Citadelle quand son service est terminé et reçoit de coquettes sommes pour aller se distraire. Si un bourreau finit par accéder au statut de maître, honneur qui exige un vote unanime de tous les maîtres vivants, il pourra choisir les tâches qui lui plaisent et participera à la direction des affaires de la guilde.
Mais vous devez comprendre qu’en cette année dont je rapporte ici les événements, l’année où j’ai sauvé la vie de Vodalus, je n’avais pas la moindre idée de tout cela. L’hiver, m’avait-on dit, avait mis fin à la campagne militaire dans le Nord, et l’Autarque, avec son état-major et ses conseillers, avait regagné son siège de Justice. « Voilà pourquoi, m’avait expliqué Roche, nous avons tous ces nouveaux clients. D’autres doivent d’ailleurs venir… des douzaines, voire même des centaines. Il nous faudra peut-être rouvrir le quatrième niveau. » Il agita sa main marquée de taches de rousseur, en un geste montrant qu’il était prêt, quant à lui, à faire tout ce qu’il faudrait.
« Est-il ici, l’Autarque ? Ici, dans la Citadelle ? Au Grand Donjon ? demandai-je.
— Bien sûr que non. S’il venait, tu le saurais, tu ne crois pas ? Il y aurait des parades, des inspections, toutes sortes d’activités. Des appartements l’attendent, mais cela fait un siècle que l’on n’en a pas ouvert les portes. Il se trouve sans doute dans sa retraite cachée – le Manoir Absolu – quelque part au nord de la ville.
— Tu ne sais pas où, exactement ? »
Roche se mit sur la défensive. « On ne peut pas dire où il se trouve, pour la bonne raison qu’il n’y a rien là, rien, sinon le Manoir Absolu lui-même. Il est où il est. Au nord, sur l’autre rive.
— Au-delà du mur ? »
Il sourit de mon ignorance. « Beaucoup plus loin. À des semaines de marche. L’Autarque peut bien entendu se rendre ici en un instant s’il le désire, avec un atmoptère. Et c’est à la tour du Drapeau qu’atterrirait son appareil. »
Nos nouveaux clients, en revanche, n’arrivaient pas en atmoptère. Les moins importants se présentaient en convois de dix à vingt individus, hommes ou femmes, enchaînés par le cou les uns aux autres. Leurs escortes se composaient de dimarques, des soldats endurcis dont les armures avaient l’air d’avoir rudement servi. Chaque client avait avec lui un cylindre de cuivre scellé, contenant en principe ses papiers et le destin qui l’attendait. Bien entendu, ils avaient tous brisé le sceau et lu les documents ; certains d’entre eux les avaient détruits ou échangés contre d’autres. Ceux qui se présentaient démunis de tout papier seraient gardés, jusqu’à ce que des instructions les concernant nous arrivent – c’est-à-dire probablement, jusqu’à la fin de leur vie. Quant à ceux qui avaient échangé leurs papiers contre ceux d’un autre, ils avaient également échangé leur destin ; ils seraient gardés ou relâchés, torturés ou exécutés à la place d’un autre.
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