La petite île n’avait en elle-même rien de bien exceptionnel – tant que l’on ne s’était pas aperçu qu’elle bougeait vraiment. Elle était basse sur l’eau, très verte, et une hutte minuscule – bâtie en roseaux comme notre bateau, avec un toit du même matériau – était perchée en son point le plus haut. Je pus distinguer quelques saules, ainsi qu’une barque longue et étroite, également de roseaux, attachée sur sa berge. Quand elle fut un peu plus près, je me rendis compte que l’île elle-même était faite de roseaux, mais de roseaux vivants. L’accumulation de leurs tiges lui donnait cette couleur verte caractéristique, et je supposai que leurs racines emmêlées devaient constituer le fond de cet étrange radeau. C’est sur leur masse vivante que le terreau avait dû s’accumuler ou être disposé par les habitants. Les racines des arbres qui avaient poussé là devaient sans doute plonger dans le lac. Je vis également un carré de légumes.
Comme cette apparition eut le don d’inquiéter tout le monde à bord, excepté Pia et moi-même, je la regardai se rapprocher avec un certain espoir ; d’ailleurs, à la contempler ainsi, véritable îlot de verdure perdu au milieu de l’immensité du lac Diuturna, glacée et bleue, apparemment infinie, et celle du ciel, d’un bleu plus profond et plus chaud, piqué d’étoiles et couronné de soleil, réellement infinie celle-là, à la contempler ainsi, il était facile de l’aimer tout de suite. Aurais-je pu regarder cette scène avec le calme d’un amateur contemplant un tableau, elle m’aurait semblé encore plus lourdement symbolique – la ligne droite de l’horizon divisant la toile en deux moitiés égales, la tache verte avec ses arbres verts et sa hutte brunâtre – que ces œuvres qui s’attirent les moqueries des critiques précisément pour leur symbolisme. Qui pourrait cependant expliquer ce qu’un tel spectacle signifiait ? Je n’arrive pas à croire que tous les symboles que nous découvrons dans les paysages naturels n’existent que parce que nous les y voyons. Personne n’hésite à traiter de fou le solipsiste qui prétend sérieusement que le monde n’existe que tant qu’il l’observe, et que les bâtiments, les montagnes et nous-mêmes, à qui il vient de parler quelques instants auparavant, tout cela s’évanouit dès qu’il a tourné la tête. Mais n’est-il pas tout aussi insensé de croire que la signification de ces mêmes objets s’évanouit de la même façon ? Si Thècle avait symbolisé un amour dont je me sentais indigne, comme je sais maintenant que c’était le cas, sa force symbolique disparaissait-elle pour autant dès que je refermais la porte de sa cellule derrière moi ? Cela reviendrait à dire que tout ce qui est écrit dans ce livre, et qui m’a demandé tant de veilles de labeur, se transformera en une brume vermillon quand je refermerai l’ouvrage pour la dernière fois, avant de le faire déposer pour l’éternité dans la bibliothèque de maître Oultan.
La grande question que je me posais alors, tandis que je contemplais cette île si désirable tout en essayant de faire jouer mes liens, non sans maudire le hetman dans mon cœur, était de déterminer ce que ces symboles signifiaient en eux-mêmes et par eux-mêmes. Nous sommes comme des enfants qui, regardant un texte imprimé, voient un serpent dans l’avant-dernière lettre et une épée dans la dernière.
Quel message m’était destiné par l’intermédiaire de la petite hutte accueillante et du jardin suspendu entre deux infinis, je l’ignore. Je voulus y lire quelque chose qui évoquât une impression de chez-soi et de liberté, et me mis à ressentir un plus grand désir de liberté – la liberté d’errer d’un monde à l’autre simplement pour le plaisir, accompagné d’un minimum de confort –, plus grand encore que ce que je pouvais avoir ressenti de semblable par le passé, même lorsque j’étais prisonnier dans l’Antichambre du Manoir Absolu, ou relégué au rang de client des bourreaux de la Citadelle.
C’est au moment exact où mon désir de liberté atteignait son paroxysme, et où nous étions à l’endroit de notre route qui nous rapprochait le plus de l’île, que deux hommes et un garçon d’une quinzaine d’années sortirent de la hutte. Ils restèrent quelques instants devant le seuil, scrutant notre embarcation, comme s’ils prenaient la mesure de nos forces. Outre le hetman, il y avait cinq villageois à bord, et il paraissait évident que les insulaires ne pouvaient rien contre nous ; ils s’élancèrent cependant dans leur petit bateau étroit, et les deux hommes se mirent à pagayer à nos trousses tandis que le garçon établissait une voile grossière en paille tressée.
Le hetman, qui tournait de temps en temps la tête pour les surveiller, était assis près de moi, Terminus Est sur les genoux. J’avais l’impression qu’il allait d’un moment à l’autre la poser pour se lever et aller parler avec l’homme de barre, ou se rendre à l’avant discuter avec le petit groupe de ses hommes. J’avais les mains attachées devant moi, et il ne m’aurait fallu qu’un instant pour tirer la lame d’une paume et couper mes liens. Mais le chef de village ne se décidait pas à bouger.
Une deuxième île se profila à l’horizon, d’où se détacha bientôt une autre embarcation, avec deux hommes à son bord. Le rapport des forces devenait maintenant moins favorable aux villageois ; le hetman se leva, fit trois pas vers la poupe et appela un de ses hommes, mais il garda Terminus Est avec lui. Il fit ouvrir une boîte de métal restée jusqu’ici cachée en dessous de la plate-forme du pilote, et en sortit une arme comme je n’en avais jamais vu : un arc fait en réalité de deux arcs minces ayant chacun leur corde, et reliés entre eux par un système qui les maintenait écartés d’environ une paume. Les cordes se rejoignaient au milieu, formant une sorte de catapulte pour un missile quelconque.
Pia, tandis que j’étudiais ce curieux engin, s’était rapprochée de moi. « Ils me surveillent, murmura-t-elle. Je ne peux pas vous détacher maintenant. Mais peut-être…» ajouta-t-elle en lançant un regard significatif aux bateaux qui gagnaient peu à peu sur nous.
« Vont-ils attaquer ?
— Non, sauf si d’autres se joignent à eux. Ils n’ont que des harpons de pêche et des pachos. » Voyant mon expression d’incompréhension, elle ajouta : « Des bâtons avec des dents – comme en porte l’un de ces hommes. »
Le villageois que le hetman avait interpellé était en train de sortir de la boîte métallique ce qui me parut tout d’abord n’être qu’un paquet de chiffons. Il le défit sur le couvercle, où il disposa plusieurs cylindres métalliques gris argenté d’apparence huileuse.
« Des balles d’énergie », me glissa Pia. Elle avait l’air effrayée.
« Crois-tu que d’autres hommes de ton peuple vont venir ?
— Si nous rencontrons d’autres îles. Lorsqu’une ou deux embarcations suivent un bateau des gens de la rive, les autres se joignent à elles pour partager le butin. Mais nous allons bientôt être en vue de l’autre rive…» Sa respiration accélérée faisait soulever ses seins, sous son sarrau en guenilles tandis qu’elle regardait le villageois s’essuyer les mains sur sa tunique, prendre une balle d’argent et la placer dans la fronde de l’arc double.
« On dirait seulement une pierre un peu lourde…», commençai-je. L’homme tendit les cordes jusqu’à son oreille et les relâcha ; la balle partit en sifflant dans l’espace séparant les arcs légers. Pia m’avait paru avoir tellement peur que je m’attendais à moitié à voir l’objet subir quelque transformation en vol et devenir peut-être l’une de ces araignées que je croyais encore un peu avoir vues, quand, sous l’effet de la drogue, les pêcheurs avaient lancé leurs filets sur moi.
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