Gene Wolfe - L’épée du licteur
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- Название:L’épée du licteur
- Автор:
- Издательство:Gallimard
- Жанр:
- Год:2010
- Город:Paris
- ISBN:978-2-07-040692-0
- Рейтинг книги:3 / 5. Голосов: 1
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Elle en prit une portion, et, après en avoir elle-même avalé quelques bouchées, se mit à en détacher de petits morceaux qu’elle me donna à manger. La viande était délicieuse, encore chaude au point d’être fumante, et relevée d’un parfum délicat, rappelant un peu le persil, peut-être dû à quelque plante aquatique dont se nourrissaient ces canards ; mais elle était aussi très riche, un peu grasse même, et lorsque j’eus dévoré l’essentiel de la cuisse, je me rafraîchis la bouche avec un peu de salade.
Il me semble que j’ai repris du canard, ensuite ; puis un mouvement dans les bûches du feu attira mon attention. Un fragment de bois incandescent s’était en effet détaché et était tombé dans la cendre, à travers la grille ; mais au lieu de perdre progressivement son éclat jusqu’à devenir tout noir, il parut se redresser, et se transformer en Roche ; oui, c’était bien Roche, dont la chevelure flamboyante était maintenant faite de flammes véritables, Roche qui tenait une torche comme il en avait l’habitude quand nous étions enfants et que nous allions nager dans la citerne sous la tour de la Cloche.
Je trouvai tellement extraordinaire de le voir ici réduit à la taille d’un micromorphe rougeoyant, que je me tournai vers Pia pour le lui montrer. Mais elle paraissait n’avoir rien remarqué ; en revanche, Drotte, pas plus grand que mon pouce, se tenait sur son épaule, à demi caché par son abondante chevelure noire. Lorsque je voulus lui dire ce qui se passait, je m’entendis parler dans une langue inconnue, faite de sifflements, de grognements et de claquements. Je n’en éprouvai aucune frayeur, simplement un sentiment d’émerveillement détaché. Je me rendais compte que les bruits que j’étais en train d’émettre n’étaient pas ceux d’un langage humain, et j’observai l’expression d’horreur croissante qui se peignait sur le visage de Pia comme j’aurai regardé quelque très vieux tableau dans la galerie de la Citadelle gardée par Roudessind. Il m’était cependant impossible de transformer ces bruits en mots, ou même de les arrêter. Pia se mit à crier.
La porte s’ouvrit en grand. J’avais presque oublié, depuis le temps qu’elle était fermée, qu’elle ne pouvait être verrouillée ; mais elle était désormais ouverte et deux personnages se tenaient à l’entrée de la pièce. Au moment où je les vis, il s’agissait bien d’hommes, quoique leurs figures aient été remplacées par deux morceaux de fourrure soyeuse, comme celle d’un dos de loutre, mais d’hommes tout de même. Un instant plus tard ils étaient devenus des plantes, de hautes tiges virides hérissées de feuilles aiguisées comme des rasoirs et formant ces angles bizarres caractéristiques de l’Averne. Des araignées, noires, molles et pleines de pattes s’y cachaient. Je tentai de me lever de mon siège, et elles sautèrent sur moi en traînant derrière elles des filets impalpables qui brillèrent à la lumière du feu. La dernière chose que je vis et dont je me souvienne fut le visage de Pia, les yeux grands ouverts, la bouche figée en un O d’horreur, puis un faucon au bec d’acier se pencha vers moi et arracha la Griffe de mon cou.
29
Le bateau du hetman
Après cela je me retrouvai enfermé dans le noir pendant toute la nuit et une partie de la matinée du lendemain, ce que je ne découvris que par la suite. L’endroit où j’avais été jeté avait beau être parfaitement obscur, il fut loin de me paraître ainsi au début : mes hallucinations n’avaient pas besoin de chandelles pour s’animer. Je crois bien me souvenir de toutes, puisque je n’oublie rien ; mais je n’irai pas t’ennuyer, toi mon suprême lecteur, avec le récit détaillé de mes fantasmes, sous prétexte que je peux les faire tous revenir à ma mémoire. Ce qui est moins facile est d’arriver à exprimer mes sentiments vis-à-vis d’eux.
J’aurais été très soulagé de pouvoir croire qu’ils émanaient tous de la drogue que j’avais avalée (et qui, comme je m’en doutais alors et en eus la confirmation plus tard, lorsque je pus en parler à ceux qui soignaient les blessés de l’armée de l’Autarque, n’était rien d’autre que les champignons coupés en lamelles et mélangés à la salade), tout comme les pensées et la personnalité de Thècle, par moments réconfortantes et à d’autres inquiétantes, avaient été contenues dans le fragment de sa chair mangé lors du banquet de Vodalus. Je savais cependant qu’il n’en allait pas ainsi, et que toutes les choses que je voyais, parfois amusantes, parfois horribles ou terrifiantes ou encore simplement grotesques, n’étaient que le produit de mon propre esprit. Ou de celui de Thècle, qui faisait maintenant intégralement partie du mien.
Ou mieux encore, comme je commençai de m’en rendre déjà compte dans les ténèbres en observant un défilé de femmes de la cour – des exultantes d’une taille extraordinaire avec quelque chose de la grâce rigide de porcelaines de grande valeur, leur peau saupoudrée de poussière de perles ou de diamants, et les yeux artificiellement agrandis (comme ceux de Thècle) par l’instillation d’infimes quantités de poison au cours de l’enfance –, des produits de cet esprit existant en tant que résultat de la combinaison du mien et de ce qui avait été le sien.
Le Sévérian d’autrefois, le petit apprenti, le jeune homme qui allait nager sous la tour de la Cloche, qui avait une fois manqué se noyer dans les eaux du Gyoll, l’enfant qui aimait à paresser dans la nécropole en ruine par les chaudes journées d’été, l’homme presque fait qui, au plus profond de son désespoir, avait procuré à Thècle le couteau volé, ce Sévérian-là n’était plus.
Non pas mort : pourquoi avait-il pensé que toute vie doit se terminer par la mort, et non pas autrement ? Non pas mort, mais évanoui comme s’évanouit la note de musique pour ne jamais réapparaître, lorsqu’elle se fond d’une manière absolue dans une mélodie improvisée. Ce jeune Sévérian-là avait haï la mort et, par la grâce de l’Incréé, grâce qui, en vérité (comme il est dit fort justement en de nombreux endroits), nous confond et nous détruit, n’était pas mort.
Les femmes tournèrent leurs longs cous et inclinèrent la tête vers moi. L’ovale de leurs visages était parfait et d’une symétrie absolue, dépourvu d’expression et pourtant impudique ; je compris alors tout d’un coup qu’elles n’étaient pas – ou du moins n’étaient plus – les courtisanes du Manoir Absolu, mais celles, au sens moins noble, de la Maison turquoise.
La parade de ces femmes en même temps séduisantes et inhumaines se prolongea quelque temps, me sembla-t-il, et à chaque battement de mon cœur (dont j’avais conscience d’une manière singulière, et qui me donnait l’impression d’être un tambour cognant régulièrement dans ma cage thoracique), elles changeaient de rôle, sans que leur apparence en fût altérée en quoi que ce soit. De même qu’il m’est parfois arrivé de savoir, au cours d’un rêve, que tel personnage en était en réalité un autre auquel il ne ressemblait pourtant en rien, de même je savais qu’à un moment ces femmes étaient l’ornement le plus gracieux de la cour autarcique, et à un autre étaient vouées à être vendues pour la nuit contre une poignée d’orichalques.
Pendant toute cette hallucination – mais aussi bien avant cela et encore longtemps après –, j’éprouvai un vif inconfort. Les toiles d’araignée, qui se révélèrent progressivement n’être que de simples filets de pêche, m’emprisonnaient toujours ; mais on avait aussi pris la précaution de me ficeler avec une corde que l’on avait tellement serrée, que l’un de mes bras s’incrustait dans mes côtes, tandis que l’autre, replié contre ma figure, s’ankylosait de plus en plus. Au plus fort de l’effet de la drogue j’étais devenu incontinent, et mon pantalon, détrempé d’urine, était glacial et puant. Au fur et à mesure que les hallucinations perdaient de leur violence et que s’allongeaient les intervalles qui les séparaient, je prenais de plus en plus conscience de ce que ma situation avait de critique, et je commençais de redouter la suite des événements, lorsque je fus arraché au débarras sans fenêtre où l’on m’avait confiné. Je supposai qu’une estafette avait dû apprendre au hetman que je n’étais pas en réalité celui que je prétendais être, et sans doute aussi que je fuyais la justice de l’archonte ; j’avais la quasi-certitude qu’autrement, il ne se serait pas permis d’agir comme il avait fait. Étant donné les circonstances, j’en étais à me demander s’il me mettrait à mort lui-même (par noyade, me disais-je, en un tel endroit), me livrerait à quelque ethnarque local, ou me renverrait à Thrax. Je résolus de mettre moi-même fin à ma vie si jamais l’occasion s’offrait, mais cette éventualité paraissait tellement improbable que cela ne faisait qu’augmenter mon désespoir et mon envie de mourir.
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