J’enlevai la gemme de son front et en touchai l’œil malade du garçon, comme j’avais fait pour sa sœur, mais je ne saurais dire si ce geste était nécessaire. L’œil m’apparut en effet pratiquement normal avant même d’être entré en contact avec la Griffe ; il se pouvait que l’infection fût déjà en régression. Il bougea dans son sommeil et jeta quelques cris, comme s’il courait en avant d’autres garçons et les invitait à le suivre.
Je remis la Griffe dans son petit sac et m’assis sur le sol en terre parmi les débris végétaux, l’écoutant gémir. Il se calma bientôt. La lumière des étoiles dessinait une tache à peine moins sombre à la hauteur de l’entrée de la cahute ; cette lueur mise à part, la pièce était plongée dans les ténèbres les plus complètes. J’écoutai un moment les deux respirations, aux rythmes différents, de la fillette et de son frère.
Moi qui portais de la fuligine depuis ma prise de grade, et des haillons de couleur incertaine avant cela, elle m’avait vu dans un habit de lumière, selon ses propres paroles. Je savais qu’elle avait été éblouie par l’éclat de la Griffe posée sur son front, et que n’importe quel vêtement, dans ces circonstances, pouvait paraître brillant. Et pourtant, d’une certaine manière, il me semblait qu’elle avait raison. Non point que j’en étais venu, comme j’ai un instant été tenté de l’écrire, à détester ma cape, mon pantalon et mes bottes, après ce qui s’était passé ; mais j’avais plutôt l’impression que ma tenue n’était en réalité qu’un déguisement, comme on l’avait cru dans le palais de l’archonte, ou comme elle avait pu apparaître lorsque je jouais dans la pièce du Dr Talos. Même un bourreau est un homme, et il n’est pas normal pour un homme de toujours être habillé exclusivement de cette nuance étrange, plus noire que le noir. Je m’étais méprisé pour mon hypocrisie, lorsque j’avais endossé le manteau brun, dans la boutique d’Agilus ; la fuligine que je portais alors dessous était peut-être une hypocrisie aussi grande, sinon plus.
Puis la vérité commença progressivement à se faire jour dans mon esprit. Si j’avais jamais été un bourreau authentique, c’est-à-dire un bourreau au sens où l’étaient maître Gurloes et maître Palémon – même lui –, je n’en étais plus un maintenant. On m’avait donné une deuxième occasion de le prouver en m’envoyant ici, à Thrax. Mais j’avais encore une fois échoué à la saisir, et je savais qu’il n’y en aurait pas de troisième. Je pouvais tout au plus espérer trouver du travail grâce à mon professionnalisme et à mon habit, mais je me disais qu’il vaudrait sans aucun doute beaucoup mieux que je déchire ma cape et que j’aille me faire une place parmi les mercenaires qui combattaient au septentrion, une fois que j’aurais réussi – si j’y arrivais jamais – à restituer la Griffe à ses légitimes propriétaires.
Le garçon s’agita dans son sommeil et murmura un nom qui devait être celui de sa sœur. Elle répondit quelque chose d’indistinct sans pour autant se réveiller. Je me levai et restai encore un moment à les regarder dormir ; puis je me glissai dehors, craignant qu’ils ne prennent l’un et l’autre peur à la vue de mon visage rébarbatif et de ma longue épée.
Les étoiles, à l’extérieur, me parurent plus brillantes. Pour la première fois depuis des semaines, je me rendis compte que la Griffe avait cessé de peser sur ma poitrine.
Il n’était plus nécessaire, en descendant l’étroit chemin, de m’arrêter et de me retourner pour contempler la ville. Scintillant de milliers de lumières, allant des feux de signalisation du château de l’Aiguille au reflet des fenêtres de la salle de garde dans l’eau qui se précipitait sous le Capulus, elle s’étendait à mes pieds sur toute sa longueur.
Toutes les portes d’enceinte devaient certainement m’être fermées à l’heure qu’il était ; et si les dimarques ne se trouvaient pas encore lâchés à mes trousses, ils n’allaient pas tarder à l’être. Je n’avais pas le temps matériel de gagner la rive de l’Acis avant leur sortie, j’en étais convaincu. J’étais tout de même bien déterminé à voir Dorcas avant de quitter la ville, ce que, pour quelque raison inconnue, je me sentais capable d’accomplir. J’étais justement en train de concevoir différents plans d’évasion, lorsque brilla en contrebas l’éclat d’une nouvelle lumière.
Vue d’où j’étais elle paraissait minuscule – une tête d’épingle pas plus grande que les autres. Elle ne leur ressemblait pas du tout, cependant, et si j’ai spontanément parlé de lumière, c’est parce que c’était encore la moins mauvaise façon de décrire la chose. J’avais pu voir une détonation de pistolet, dans la nécropole de Nessus, la nuit où Vodalus était venu chercher le cadavre de la femme enterrée : un rayon cohérent d’énergie qui avait déchiré le brouillard comme un éclair. La lumière que je voyais n’était pas exactement comme cela, mais c’était de cela qu’elle se rapprochait le plus, comparée à tout ce que j’avais pu voir. Son éclat ne dura que quelques instants, puis mourut ; un battement de cœur plus tard, je sentis sa vague de chaleur venir me caresser le visage.
Sans doute à cause de l’obscurité, je manquai l’auberge à l’enseigne du Canard sur son nid. Je ne saurais dire si c’est pour avoir tourné à un mauvais coin de rue, ou bien pour être passé devant ses volets fermés sans la remarquer ni voir le petit panonceau qui pendait du toit. Quoi qu’il en soit, je finis par me retrouver beaucoup plus loin de la rivière que je n’aurais dû, dans une rue qui courait sur une certaine distance parallèlement au cours de l’Acis, tandis que me venait aux narines la même odeur de chair brûlée que lorsque l’on marque des condamnés au fer. J’étais sur le point de rebrousser chemin, quand, dans l’obscurité, j’entrai en collision avec une femme. La rencontre fut si brutale et inattendue que je faillis tomber. Tandis que je reprenais mon équilibre, j’entendis le bruit fait par la chute de son corps.
« Je ne vous avais pas vu, dis-je en lui tendant la main.
— Courez, courez vite », me lança-t-elle d’une voix en hoquets. Puis aussitôt : « Aidez-moi à me relever, je vous en supplie ! » La voix me sembla légèrement familière.
« Pourquoi devrais-je courir ? » lui demandai-je en la remettant sur pied. La pénombre ne me laissait guère deviner que la forme de son visage ; mais j’eus cependant l’impression d’y lire la peur qui l’étreignait.
« Ça a tué Jurmin ; il a brûlé tout vif. Son bâton brûlait encore quand nous l’avons retrouvé. Il…» Ce qu’elle avait l’intention de dire se perdit dans des sanglots.
« Qu’est-ce qui a brûlé Jurmin ? » Comme elle ne répondait pas, je la secouai légèrement par les épaules, mais sans autre résultat que de faire redoubler ses pleurs. « Ne nous connaissons-nous pas ? Parlez, femme ! Vous êtes la patronne du Canard sur son nid… Emmenez-moi chez vous !
— Je ne peux pas, dit-elle. J’ai trop peur. S’il vous plaît, donnez-moi le bras. Il faut entrer quelque part !
— Parfait. Allons au Canard sur son nid. Ça ne doit pas être bien loin. Quelle direction faut-il prendre ?
— Si, c’est trop loin, gémit-elle. Trop loin. »
Nous n’étions pas seuls dans la rue ; quelque chose y rôdait. Je ne l’avais pas senti approcher – mais peut-être que son approche était restée jusque-là indétectable. Sa présence s’était imposée d’un seul coup. J’ai entendu dire par des gens qui craignent les rats qu’ils peuvent en sentir la présence dès qu’ils entrent dans une maison, même si les rongeurs ne sont pas visibles. C’était exactement ce qui m’arrivait. Je sentais dans l’air un souffle de fournaise sans chaleur ; et quoique ce dernier ne fût pas chargé d’odeur, j’avais l’impression que sa faculté de soutenir notre existence était comme minée.
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