Elle était encore dans la pièce précédente, mais je la voyais par la porte restée grande ouverte ; elle avait repris les proportions qu’elle avait dans la rue. Le cadavre à demi calciné d’une pauvre vieille était étendu sur le sol, devant la créature ; pendant que je l’observais, elle me donna l’impression de se pencher sur la partie du corps restée intacte, dans une attitude qui rappelait à s’y méprendre celle d’une personne cherchant quelque chose. La chair de la vieille se mit à se fendiller et à faire des cloques, comme une graisse de rôti, puis se désagrégea. En un instant, même les os n’étaient plus qu’un petit tas de cendres grises, qui s’éparpillèrent quand la créature s’avança.
Je ne doutais pas que Terminus Est fût la meilleure lame jamais forgée, mais je savais qu’elle serait impuissante devant une force qui avait mis à mal autant de valeureux cavaliers ; je la jetai donc de côté, dans le vague espoir que maître Palémon finirait par la récupérer, et sortis la Griffe de son petit sac près de ma gorge.
C’était ma dernière et bien faible chance, mais je compris tout de suite qu’il n’y fallait pas compter. Quelles que fussent les difficultés éprouvées par la créature à se repérer dans notre univers (à ses mouvements, j’avais deviné qu’elle était quasiment aveugle sur Teur), elle distinguait fort bien, en revanche, la présence de la pierre précieuse. Mais hélas, elle ne la redoutait pas. Sa progression lente et hésitante se fit rapide et plus sûre d’elle. Elle atteignit la porte – un nuage de fumée, un craquement, et la créature avait disparu. De la lumière monta du trou qu’elle avait ouvert en brûlant le plancher trop mince de la masure, à l’endroit exact où il remplaçait, au-dessus du vide, le sol en terre battue du reste de l’habitation ; lumière tout d’abord sans couleur de la créature elle-même, puis toute une cascade chatoyante de teintes pastel alternant rapidement – bleu céruléen, lilas et rose. Finalement il n’y eut plus que le rougeoiement faible et hésitant des flammes qui commençaient à se propager.
Pendant un moment, je crus que je n’aurais jamais le temps de récupérer Terminus Est ni de mettre la patronne de l’auberge en sécurité avant que le trou dans le plancher s’agrandisse trop ; puis j’eus la certitude, à la façon dont la structure se mit à craquer et à plier, que, de toute façon, nous allions tomber avec elle dans le vide.
Je ne sais plus exactement comment nous sommes arrivés à sortir de là, mais quelques instants plus tard, nous étions dans la rue ; elle était vide de dimarques comme de citoyens ordinaires, les premiers ayant sans nul doute été attirés par l’incendie au bas de la falaise, et les seconds se terrant chez eux, morts de peur. Je soutenais une fois de plus la femme par le bras, mais bien qu’elle fût encore beaucoup trop terrifiée pour répondre à mes questions, je lui laissai choisir le chemin ; comme je l’avais supposé, elle nous conduisit sans hésiter ni se tromper jusqu’au Canard sur son nid.
Dorcas dormait. Sans la réveiller, je m’assis sur un tabouret près de son lit, dans le noir ; il y avait maintenant une table minuscule qui me permit de poser la bouteille et le verre que j’avais pris en bas, dans la salle commune. J’ignorais d’où provenait le vin ; il paraissait fort lorsque j’en avais une gorgée dans la bouche, mais on aurait dit de l’eau dès que je l’avalais ; quand Dorcas se réveilla, j’avais déjà vidé la moitié de la bouteille et ne sentais pas plus d’effet que si j’avais mangé du sorbet.
Elle eut un sursaut, puis laissa retomber sa tête sur les oreillers. « Sévérian ! J’aurais dû me douter que c’était toi…
— Si je t’ai fait peur, j’en suis désolé. J’étais venu voir comment tu allais.
— C’est très gentil… On dirait cependant qu’à chaque fois que je me réveille, tu es en train de te pencher sur moi. » Pendant un moment, elle garda les yeux fermés. « Tu marches tellement silencieusement, dans ces bottes à grosses semelles… je parie que tu ne t’en rends même pas compte ! C’est une des raisons pour lesquelles les gens ont peur de toi.
— Tu m’as dit un jour que je te faisais penser à un vampire ; je venais de manger une grenade, et mes lèvres étaient toutes tachées de rouge. Ça nous avait faire rire, tu te souviens ? » (La scène se passait dans un champ, alors que nous étions encore dans l’enceinte de Nessus ; nous avions dormi à côté du théâtre du Dr Talos, et au réveil, nous avions eu, pour tout festin, les fruits abandonnés par nos spectateurs en fuite.)
« Oui, je m’en souviens, répondit Dorcas, et tu voudrais me voir rire à nouveau, n’est-ce pas ? Mais j’ai bien peur de ne plus pouvoir jamais rire…
— Veux-tu boire un peu de vin ? Il est gratuit, et meilleur que je ne supposais.
— Pour me rendre plus gaie ? Non merci. Pour boire, je pense qu’il faut déjà être gai. Sans quoi, ce n’est qu’un peu plus de tristesse que l’on verse dans la coupe.
— Prends au moins une gorgée. La patronne de l’auberge m’a dit que tu avais été malade et que tu n’avais rien mangé de toute la journée. »
Je vis la tête de Dorcas, dans la pénombre, se tourner comme si elle voulait me regarder, et comme elle me paraissait complètement réveillée je me risquai à allumer une bougie.
« Tu portes ton costume, remarqua-t-elle. Tu as dû terroriser la pauvre femme avec ça.
— Non, elle n’a pas eu peur de moi. Et elle est en train de vider dans sa coupe tous les fonds de bouteille qui peuvent bien lui rester.
— Elle a été très bonne pour moi… elle est très gentille. Ne lui en veux pas si elle a envie de boire aussi tard la nuit.
— Je ne la critiquais pas… Mais ne veux-tu pas prendre quelque chose ? Il doit bien rester à manger dans la cuisine ; je te monterai ce que tu voudras. »
Les mots que j’avais choisis arrachèrent un timide sourire à Dorcas. « Monter… je n’ai pas cessé de faire remonter toute ma nourriture, aujourd’hui… C’est ce que l’hôtesse voulait dire quand elle t’a expliqué que j’avais été malade ; elle n’a pas dû te préciser que j’avais vomi tout le temps. J’aurais pensé qu’on pouvait sentir encore l’odeur, mais la pauvre femme s’est donné beaucoup de mal pour nettoyer. »
Dorcas fit une pause et renifla. « Mais je sens quelque chose de bizarre… comme du tissu brûlé. Ce doit être la chandelle. Je ne pense vraiment pas que l’on puisse la moucher avec ton énorme lame !
— C’est mon manteau, répondis-je. Je me suis mis trop près du feu.
— J’étais sur le point de te demander d’ouvrir la fenêtre, mais je vois qu’elle est déjà ouverte. Est-ce que ça ne t’ennuie pas ? L’air agite la flamme de la bougie. On dirait que son brasillement te fait tourner la tête.
— Non, non. Tout va très bien tant que je ne regarde pas directement la flamme.
— À te voir, on dirait que tu éprouves la même impression que moi lorsque je suis au bord de l’eau.
— Cet après-midi, je t’ai pourtant trouvée installée sur les berges mêmes de la rivière.
— Je sais », dit Dorcas avant de redevenir silencieuse. Mais ce silence s’éternisa au point que je me mis à craindre de la voir retomber dans ce même mutisme qui l’avait frappée, et qui, j’en avais maintenant la conviction, avait un caractère pathologique.
Finalement, c’est moi qui repris la parole. « J’ai été très surpris de te voir installée là – je me souviens de t’avoir longtemps regardée pour m’assurer que c’était bien toi – et cependant, j’étais parti à ta recherche.
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