La femme ne semblait pas consciente de cette présence. Elle reprit la parole : « Trois ont été brûlés la nuit dernière, près de la harena, et un cette nuit, paraît-il, dans le secteur de la Vincula. Et maintenant Jurmin. La chose cherche quelqu’un, c’est ce que j’ai entendu dire. »
Je me souvins des noctules et de la chose qui reniflait le long du mur de l’Antichambre, au Manoir Absolu, et je lui répondis : « Je pense qu’elle l’a trouvé. »
Je la lâchai un instant, me tournant dans toutes les directions pour essayer de localiser la créature. La chaleur devenait plus forte, mais il n’y avait toujours pas de lumière. Je fus tenté de sortir la Griffe et de m’en servir pour éclairer la rue ; mais je me souvins à temps comment elle avait réveillé l’autre créature qui dormait en dessous de la caverne des hommes-singes. Je craignis que la lueur de la Griffe ne permette à la chose, quelle qu’elle fût, de me localiser, moi. Je n’étais pas sûr non plus que Terminus Est puisse être d’une plus grande efficacité contre elle que contre les noctules, lorsque nous avions fui, Jonas et moi, dans le bois de cèdres. Malgré tout, je défouraillai ma lame.
J’entendis presque en même temps un bruit de sabots et des cris, et vis deux dimarques déboucher au galop d’une rue à angle droit, à une centaine de pas de l’endroit où je me tenais. En d’autres circonstances, j’aurais souri de voir à quel point ils correspondaient à ce que j’avais pu imaginer ; mais ce n’était ni le lieu ni l’heure. La fulgurance au bout de leurs lances dessinait en effet les contours vagues de quelque chose de tordu et d’incliné qui se trouvait entre eux et moi.
La chose – que je ne saurais nommer – parut soudain s’ouvrir comme s’ouvre une fleur, grandissant démesurément à une vitesse telle que c’est à peine si l’œil pouvait la suivre, et s’affinant en même temps, jusqu’à devenir une sorte de créature de gaze luisante, brûlante et reptilienne à la fois – un peu comme ces serpents multicolores ramenés des jungles du Nord que leurs tons éclatants d’émail n’empêchent pas de rester des reptiles. Les montures des soldats se cabrèrent et hennirent, mais l’un des dimarques, avec plus de présence d’esprit que je n’en aurais eu à sa place, fit feu de sa lance au cœur même de la chose qui était en face de lui. Il y eut un éclair de lumière.
L’hôtesse du Canard sur son nid s’effondra sur moi ; ne voulant surtout pas la perdre, je la retins de mon bras libre. « Je crois que c’est de la chaleur vivante qu’elle recherche, lui soufflai-je. Normalement, elle devrait s’attaquer aux destriers. On en profitera pour s’enfuir. »
Mais comme je disais ces mots, la créature se tourna vers nous.
J’ai déjà dit que vue de derrière, lorsqu’elle s’était ouverte en direction des dimarques, elle avait eu l’air d’une fleur reptilienne. Cette impression persistait maintenant que je pouvais la voir dans toute la gloire de son horreur, impression accompagnée, cependant, de deux autres. La première était cette indescriptible sensation de chaleur intense, comme venue d’un autre monde ; elle avait gardé son côté reptilien – mais d’un reptile qui se consumerait d’une façon totalement inconnue sur Teur, à la façon d’un aspic arraché au désert et jeté dans la neige. La deuxième était une impression de délabrement, comme si des morceaux déchirés de la chose flottaient dans un air qui n’était pas de cette planète. Elle ressemblait toujours à une fleur géante, mais une fleur dont les pétales blanc, jaune pâle et couleur de flamme auraient été déchiquetés par quelque monstrueuse tempête née dans son propre sein.
Néanmoins ces impressions étaient toutes dominées et pénétrées d’une autre, faite d’horreur pure, impossible à décrire. Et celle-ci m’enleva toute mon énergie et toute ma résolution, au point que j’étais incapable de fuir comme d’attaquer. La créature et moi avions l’air d’être figés dans une matrice temporelle sans rapport avec le passé, le présent ou l’avenir, que rien, puisque nous étions les deux seuls occupants immobiles, n’aurait pu atteindre ou altérer.
Un hurlement brisa le sortilège ; un deuxième groupe de dimarques venait d’arriver derrière nous au grand galop et, ayant aperçu le monstre, se lançait à la charge. En moins d’une respiration ils grouillaient autour de nous, et ce n’est certainement que grâce à l’intercession de Katharine la Bienheureuse que nous ne fumes pas jetés à terre et piétinés. Si j’avais jamais eu de doutes sur le courage des hommes de l’Autarque, ceux-ci venaient de s’envoler, car d’un côté comme de l’autre, ils se jetèrent sur la créature comme une meute de chiens sur un vieux solitaire.
Tentative inutile. Il y eut un éclair aveuglant, accompagné de l’abominable sensation de chaleur. Soutenant du mieux que je le pouvais la patronne de l’auberge, à demi évanouie, je courus vers le bas de la rue.
J’avais l’intention de tourner dans le passage d’où avait débouché le second groupe de dimarques, mais dans ma panique (qui n’était pas seulement la mienne, car j’entendais en moi les hurlements de Thècle), je m’engouffrai dans une ruelle située avant ou après, mais qui, au lieu d’être le raidillon descendant vers la ville basse auquel je m’attendais, n’était qu’un cul-de-sac formé par une corniche surplombant le vide. Le temps que je me rende compte de mon erreur, la créature, redevenue la chose tordue et naine qu’elle était auparavant, mais cette fois rayonnant d’une énergie terrible et invisible, s’encadrait dans l’entrée du passage.
On aurait pu la prendre, à la seule et faible lumière des étoiles, pour quelque vieillard bossu enroulé dans un manteau noir trop grand pour lui ; je n’ai cependant jamais éprouvé terreur plus grande que devant cette vision d’horreur. Une masure était juchée à l’extrémité du promontoire, plus vaste que la simple cahute de la fillette malade et de son frère, mais construite de la même manière, en boue et clayonnage. J’ouvris la porte d’un coup de pied et me retrouvai au milieu d’une enfilade de pièces sordides. Je traversai l’une comme un éclair et aboutis dans une autre ; dans la troisième, une demi-douzaine d’hommes et de femmes dormaient et j’échouai dans la quatrième pour aboutir à une fenêtre surplombant le vide, comme celle de mon bureau, à la Vincula. J’avais atteint l’extrémité de la maison, une pièce montée en encorbellement, comme un nid d’hirondelle collé sur un mur, et le gouffre qui s’ouvrait sous elle me parut sans fond.
J’entendis s’élever les protestations outragées des dormeurs réveillés en sursaut dans la pièce voisine. La porte s’ouvrit violemment, mais celui qui s’était chargé d’expulser l’intrus dut apercevoir l’éclat de la lame de Terminus Est, car il s’arrêta net sur le seuil, jura et fit demi-tour. Puis quelques instants à peine plus tard, on entendit un premier hurlement : la créature torride venait de pénétrer dans la cahute.
J’essayai d’obliger l’aubergiste à se tenir debout toute seule, mais elle s’écroula à mes pieds dès que je l’eus lâchée. À l’extérieur de la fenêtre, il n’y avait rien. Les corbeaux qui soutenaient la pièce ne dépassaient pas de la structure, et les clayonnages inégaux s’arrêtaient dans le vide. Seul un avant-toit avançait un peu, mais il était fait de chaume en putréfaction, et je ne trouvai que de la paille fragile à quoi m’accrocher. Comme je tentais désespérément de m’assurer une prise plus solide dans le rebord du toit, il se produisit une vague de lumière d’une telle intensité qu’elle détruisit toutes les couleurs de ce qu’elle éclairait, et projeta des ombres aussi opaques que la fuligine elle-même, des ombres qui étaient autant de crevasses s’ouvrant sur le cosmos. Je compris alors que je devrais combattre et mourir comme les dimarques, ou bien sauter ; je me retournai pour faire face à la chose venue pour me tuer.
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