Était-il un effronté menteur ? Ou bien avait-il vraiment fait tout cela ?
Ses récits de ripaille dans les palais du Sultan étaient invérifiables. Mais j’avais le moyen de mettre sa sincérité à l’épreuve.
« Êtes-vous déjà allé à Londres, Quéquex ? »
« New Istanbul, comme on l’appelle d’ordinaire ? Oui. Je m’y trouvais il y a trente ans pour le couronnement du roi Edouard, d’heureuse mémoire. Une période de froid avec de la neige et une bise méchante. Je faisais partie de la délégation royale du Mexique. » Et il se lança dans une longue énumération de tout ce qu’il avait vu à Londres. Il décrivit ma ville exactement comme elle était : Oxford Street et Piccadilly, le monument commémorant la défaite des Turcs, la Tour, le British Muséum, le Grand Palais du Sultan Mahmud, la Cathédrale Saint-Paul, la Mosquée d’Ali. Bien sûr, ce pouvait être du bluff. Pourtant il était convaincant. Lorsqu’il parla du soleil hivernal scintillant, au bout du Strand, sur le dôme doré de la Mosquée d’Ali, j’eus soudain envie de pleurer. C’est que tous les Anglais, même les chrétiens, ressentent de l’affection pour cette grande maison d’Allah que les Turcs ont bâtie au cœur de notre cité. C’est une des merveilles du siècle, et moi qui hais tout ce qui touche à l’Islam je ne voudrais pourtant pas qu’on l’abatte.
La nuit avançait et nous parlions toujours. Ou plutôt, Quéquex parlait et je l’écoutais, car lorsque j’eus raconté ma simple histoire il ne me restait plus rien à dire. Inspiré par le chocolatl, sans doute, Quéquex n’en finissait pas d’évoquer ses souvenirs, d’une voix tantôt aiguë et haletante, tantôt grave ou tonitruante. Il parla de rois et d’empereurs, de rayonnantes princesses mortes depuis longtemps, de guerres et de meurtres, de rites odieux, aujourd’hui encore pratiqués en secret au plus profond des sombres pyramides aztèques. Je buvais ses paroles. Et s’il inventait à mesure qu’il parlait cela m’importait peu ; il était un merveilleux conteur et, en l’écoutant, j’espérais être capable de l’égaler un jour, quand j’aurais atteint son âge, si toutefois j’allais jusque-là.
Un moment vint où, épuisé, la tête bourdonnante, je dus interrompre le récit assez peu vraisemblable des services personnels rendus par Quéquex, lors d’un séjour au Caire, au Pacha Malik Ismail. « J’ai besoin de dormir, à présent. Demain matin… »
« Apporte ton matelas et installe-toi ici, dit Quéquex. Les assassins pourraient bien revenir. »
Je l’assurai que je volerais à son aide s’il avait encore quelque ennui mais il insista pour que je partage sa chambre. Je ne sus pas refuser et traînai ma paillasse jusqu’auprès de la sienne. Il avait à peine soufflé la lampe que déjà je sentais le sommeil m’engloutir.
Mais la voix de Quéquex s’éleva soudain : « Dan Beauchamp ? »
« Hmm ? »
« Ça ne me regarde probablement pas, mais tu as fermé les yeux sans avoir fait ta prière. »
Je ne disais plus mes prières du soir depuis l’âge de huit ans. Quéquex paraissait attendre. Je murmurai : « J’ai fait une prière silencieuse. »
« Si une prière est silencieuse, comment peut-elle être entendue ? Chrétien, prie ce soir pour notre sécurité. Demande à ton Dieu de nous prendre tous les deux sous sa garde. »
Je sus qu’il ne me laisserait pas dormir avant que j’aie obéi. Je m’agenouillai donc, joignis les mains et d’une voix exténuée implorai Jésus, la Sainte Vierge, saint Christophe, afin qu’ils nous protègent durant la nuit. Quéquex parut satisfait. Je l’entendis marmonner une invocation inintelligible à Huitzilopochtli ; puis une prière plus courte dans un dialecte mexicain que je ne connaissais pas. Nos dévotions devaient suffire pour tenir à distance les maux et les périls nocturnes. Une fois de plus je m’affalai sur ma couche. Le sommeil tomba sur moi avec la soudaineté d’une pluie d’orage.
Quand je m’éveillai, un siècle plus tard, le soleil inondait la chambre et Quéquex, sous le jade et les fards, le visage fraîchement peinturluré et orné de dessins répugnants, Quéquex se penchait vers moi, dans l’intention manifeste de me pousser de l’orteil pour me forcer à me lever.
« Enfin ! le dormeur se réveille ! »
J’avais fait des rêves terribles : des dieux aztèques bien vivants me poursuivaient le long des rues de Tenochtitlan, les dents grinçantes, les griffes rouges de sang. Toutefois je n’en dis rien et me mis sur mes pieds avec assez d’entrain.
Je demandai : « Avez-vous déjà mangé ? »
Il rit : « Oui, j’ai mangé. Et réglé ma note. Et loué une automobile qui va nous emmener à Tenochtitlan. Sais-tu conduire ? »
« Je n’ai pas encore eu l’occasion d’essayer. »
« Ce n’est pas difficile. Je te montrerai. Mange, à présent. Ensuite, nous partirons. »
La charmante fille de notre hôtesse m’apporta un copieux petit déjeuner. À sa vue mon âme bondit d’allégresse. Je voulais lui dire qu’elle était la plus merveilleuse créature que j’avais jamais rencontrée, que je l’aimais, que je voulais qu’elle partage mes voyages et ma vie. Le coup de foudre est une de mes mauvaises habitudes. Jusque-là j’avais échappé à ses plus fâcheuses conséquences. Je me tus. C’était probablement ce que j’avais de mieux à faire. Il est vrai qu’elle était ravissante, délicate, gracieuse, réservée, mais sous cette charmante apparence elle avait sans doute, comme la plupart des servantes d’auberge, une cervelle de moineau. Et quand j’en aurais eu assez de contempler ses grands yeux sombres j’aurais trouvé probablement sa compagnie bien ennuyeuse.
Cependant, comme nous quittions l’hôtel, je fus saisi d’une étrange émotion à la pensée que je ne la reverrais plus jamais. Incorrigiblement romantique, je m’efforçai de me persuader que le sort nous réunirait un jour, que je la rencontrerais de nouveau au cours de mes voyages. J’avais lu des histoires où ces choses arrivent.
Mais la vie n’est pas si simple. Je ne l’ai jamais revue. Et à présent que j’ai quitté le Mexique, il est fort improbable que ça arrive un jour. D’ailleurs ce serait un peu gênant de la rencontrer maintenant, étant donné que…
Non. J’ai essayé dans ce récit de m’en tenir strictement à l’ordre chronologique. Donc pas de saut en avant pour le plaisir d’évoquer la fille aux cheveux de nuit dont le regard étincelant m’a séduit au bord des eaux bleues de la Mer Occidentale : qu’elle attende son tour.
C’était bien vrai : Quéquex avait loué un engin à moteur pour notre voyage vers l’intérieur. Moi qui venais d’une pauvre petite île, je n’étais jamais monté dans une de ces voitures, quoique j’avais pu voir une fois le comte de Warwick en conduire une fièrement dans Hyde Park. On les devait, je crois, à l’esprit inventif d’un Allemand qui lui les avait conçues quelque trente ans auparavant. Les riches royaumes des Hespérides avaient fait venir des ingénieurs allemands pour diriger la fabrication des véhicules car ni les Aztèques ni les Incas n’étaient doués pour la mécanique. Maintenant les automobiles sont devenues d’usage courant dans le Nouveau Monde et on peut en louer là-bas.
Je demandai : « Faut-il vraiment nous risquer là-dedans ? »
« Il n’y a aucun danger. Absolument aucun. Viens, mon garçon je vais te montrer la manœuvre. Le voyage sera long. Il ne peut être question que le vieux Quéquex soit seul à conduire. »
Je m’approchai de la voiture. La meilleure description que je puisse en faire est de la comparer à une petite locomotive, une machine à vapeur montée sur trois roues, deux grandes à l’arrière et une petite à l’avant. Les grandes roues assuraient la propulsion. La petite roue à l’avant était munie d’un levier permettant les changements de direction. Le siège placé à l’avant paraissait tout juste assez large pour Quéquex et moi-même. À l’arrière il y avait une plate-forme sur laquelle on pouvait se tenir pour remplir la chaudière de charbon.
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