En sortant de chez Anna et Charlie, Frank alla à pied jusqu’au métro, sous une petite pluie chaude. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Arrivé devant le cube qui hébergeait l’ascenseur fatidique, il se planta devant et essaya de mettre de l’ordre dans ses idées. C’était impossible – surtout là. Il repartit à regret, comme si, en quittant cet endroit, il laissait cette expérience irrémédiablement dans le passé. Mais elle appartenait déjà au passé, alors… Plus loin, devant l’hôtel, prendre l’escalier qui descendait vers l’entrée du métro. Il s’engagea, toujours plongé dans ses pensées, sur le long escalator qui s’enfonçait dans les profondeurs de la terre.
Il pensait à Anna et Charlie, chez eux, avec tous ces gens. Comment ils se tenaient l’un auprès de l’autre, se penchaient l’un sur l’autre. La façon dont Anna posait la main sur Charlie quand elle était près de lui – et dont, ce soir-là, elle évitait soigneusement les lésions provoquées par le sumac vénéneux. Comment ils se passaient et se repassaient leurs enfants sans même sembler le remarquer. Tous les petits noms qu’ils se donnaient, une habitude que Frank avait déjà remarquée, alors qu’il aurait préféré l’ignorer : ce n’était pas seulement les mots doux habituels comme chéri, trésor, mon chou, mon amour, ma douce, mon bébé, mais aussi des noms exotiques, mièvres ou suggestifs à un point incroyable : lapin, nounours, chaton, crabichou, mon petit sucre, ma poupée d’amour, ma colombe, chou-mignon, mon ange, ma belle, mon joli, c’était insensé, l’intimité du lien monogame, le narcissisme inconscient de ce monde jumeau – écœurant ! Et en même temps, Frank en crevait d’envie, de cette union profonde, confortable, sur laquelle on pouvait se reposer, dans laquelle on pouvait se perdre. Pour relation durable, et plus si affinités. Primate cherche femelle pour la vie. Une pulsion qu’on remarquait dans toutes les cultures humaines, et chez beaucoup d’espèces, aussi. Il n’était pas stupide de sa part d’en rêver.
En attendant, maintenant, il était bien embêté. Il voulait retrouver la femme de l’ascenseur. Et Anna lui avait laissé entrevoir cette possibilité. Ça pourrait prendre un moment, mais comme elle l’avait souligné, tout le monde était fiché. Au moins au département de la Sécurité du territoire, et probablement ailleurs aussi, évidemment. Il ne devait pas être si difficile que ça d’obtenir, par des voies avouables ou non, les dossiers d’entretien du métro. Il y avait bien des gens qui mettaient le génome humain en carte !
Mais il ne pourrait pas faire ça depuis San Diego. Ou plutôt, même s’il lançait ses recherches de là – on pouvait retrouver quelqu’un n’importe où, avec Google –, il serait bien avancé s’il réussissait à la retrouver. C’était un grand continent. S’il voulait que ça serve à quelque chose, il fallait qu’il reste dans la région de Washington.
Et que ferait-il, s’il la retrouvait ?
Il ne pouvait pas réfléchir à ça tout de suite ; il ne voulait pas penser à ce qui pourrait arriver une fois qu’il l’aurait localisée. Ce serait déjà trop beau. Après ça, qui pouvait dire comment elle serait ? Après tout, c’était elle qui lui avait sauté dessus (à ce souvenir, il frémit, c’était encore présent – là – dans sa chair). Sauter sur un parfait inconnu dans un ascenseur coincé, après vingt minutes de conversation. Aucun doute pour lui, c’était elle qui avait pris l’initiative ; ça ne lui serait tout simplement pas venu à l’esprit. Peut-être que ça faisait de lui un crétin ou au moins un innocent, mais c’était comme ça. D’un autre côté, peut-être qu’elle était du genre à multiplier les coups d’un soir ; les journaux gratuits disaient peut-être vrai, après tout. On parlait sans arrêt de femmes qui n’avaient pas froid aux yeux (comme Buffy) et étaient pour le moins entreprenantes sur le plan sexuel, bien qu’il n’en ait personnellement pas assez vu pour pouvoir le confirmer. Même si c’était vrai pour Marta, maintenant qu’il y réfléchissait.
Enfin, bref, il était là, dans l’ascenseur, et il partageait la responsabilité de ce qui était arrivé. Un vrai coup de chance, d’ailleurs, et il était content de lui, stupéfait, mais radieux. Il voulait la retrouver.
Sauf qu’après ça – s’il y arrivait –, quoi qu’il puisse arriver, s’il devait arriver quelque chose – il fallait qu’il soit à Washington.
Bon. Il était là.
Seulement il venait de lancer sa flèche du Parthe dans la boîte à courrier de Diane, et le lendemain matin, en arrivant, elle la lirait. Une lettre qui était, à la réflexion, une critique virulente, limite méprisante, et – quel imbécile ! – aussi peu diplomatique que possible, complaisante, irrationnelle, inadaptée – à quoi pensait-il, bordel ? D’accord, il l’avait écrite sous le coup de la colère. De l’amertume. Il avait fait ça pour ne pas avoir de retour en arrière possible, parce que, une fois que Diane l’aurait lue, il serait grillé à la NSF.
Alors que, sans cette lettre, ç’aurait été une simple formalité de rempiler pour une année. Anna le lui avait demandé, et elle parlait pour Diane, Frank en était sûr. Un an de plus, et après ça, au moins, il aurait vu où il en était.
Une rame du métro entra enfin en brinquebalant dans la station, précédée par une colonne de vent. Assis dedans, secoué et roulé dans ce tunnel de nuit qui menait vers la ville, il ruminait les récents événements sous forme d’images rapides, déchiquetées, de considérations et de souvenirs hachés, éparpillés en une sorte de kaléidoscope ou de mandala : l’algorithme de Pierzinski, le panel, Marta, Derek, la conférence des Khembalais. Anna et Charlie, penchés l’un vers l’autre au-dessus d’un comptoir de cuisine. Il n’arrivait pas à donner un sens à tout ça. En fait, les parties avaient un sens, mais il n’arrivait pas à en déduire une théorie. Juste des parties d’un sens plus général : le monde allait droit au Grand Écrasement.
Et, dans le contexte d’un monde de cette espèce, voulait-il retourner dans un seul et unique labo ? Pourrait-il supporter de travailler sur un unique et minuscule fragment de la mosaïque géante des problèmes globaux ? C’était comme ça qu’il avait toujours travaillé jusque-là, et il se pouvait qu’il n’y ait pas d’autre façon de travailler, en réalité ; mais ne s’en sortirait-il pas mieux s’il déployait ses efforts de telle sorte qu’ils soient magnifiés, en utilisant la NSF, ce bras du gouvernement, petit mais potentiellement fort ? Était-ce le propos de sa lettre, cette furieuse critique de la NSF – sa frustration de voir qu’elle faisait si peu alors qu’elle aurait pu faire tellement ? « Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde », c’était ce qu’Archimède avait déclaré, non ?
En tout cas, il avait brûlé ses vaisseaux et crevé les voiles. Sa lettre était dans le casier de Diane. Quelle connerie de se priver comme ça d’un moyen d’action possible. Il était vraiment trop con ! C’était difficile à admettre, mais là, il y était bien obligé.
Mais il pouvait encore retourner à la NSF, tout de suite, et récupérer sa lettre.
Même si les équipes de sécurité étaient là, il y avait des gens qui restaient travailler tard, ou qui arrivaient tôt. Il pourrait toujours raconter une histoire de ce genre. L’ennui, c’est que le bureau de Diane serait fermé. La sécurité le laisserait peut-être entrer dans son bureau à lui, mais au douzième étage ? Sûrement pas.
Peut-être qu’il pourrait arriver le premier, demain matin, se glisser à l’intérieur et la reprendre.
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