D’un autre côté, il y était allé. Et il était parti sans rien dire, comme s’il réfléchissait. Et maintenant, il était là.
Alors Anna était contente. Si les Khembalais réussissaient à intéresser Frank, ils devraient passionner n’importe quel chercheur. Frank était le pire cas de sa connaissance.
Et maintenant, il paraissait un peu désorienté par l’averse. Il secouait la tête d’un air navré.
— Tu veux te changer ? Je pourrais te passer une chemise de Charlie, proposa Anna.
— Non, ça va aller. Je vais cuire à la vapeur, et je finirai bien par sécher.
Puis il leva les bras et regarda par terre autour de ses pieds.
— Enfin, peut-être qu’une chemise… Tu crois qu’on fait la même taille ?
— Ça devrait aller. Tu es juste un peu plus grand que lui.
Elle monta au premier et lui dit, de loin :
— Les autres devraient arriver d’une minute à l’autre ! Il y a eu une inondation sur Wisconsin, apparemment, et des problèmes dans le métro…
— Ça, je suis au courant. Je suis resté coincé dans une station !
— Non, c’est vrai ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle redescendit avec un des plus grands tee-shirts de Charlie.
— J’ai pris un ascenseur qui est resté bloqué à mi-chemin.
— Oh non ! Tu es resté longtemps dedans ?
— Une demi-heure, par là.
— Eh bien ! Quelle horreur ! Tu étais tout seul ?
— Non, il y avait une autre personne. Une femme. On a engagé la conversation, et le temps a passé vite. C’était fascinant.
— Ah, c’est bien, alors.
— Oui, c’était bien. Sauf que je ne lui ai pas demandé son nom. Quand on est sortis, ils nous ont fait remplir des feuilles, mais elle est partie pendant que je remplissais la mienne, et je ne saurai jamais comment elle s’appelait. Le type du métro n’a pas voulu me montrer sa fiche, et je me flanquerais des coups de pied dans le derrière pour ne pas avoir… Enfin voilà, j’aimerais bien lui reparler.
Anna l’examina, surprise par son histoire. Il la regardait sans la voir, l’air ailleurs, repensant peut-être à l’incident ; il remarqua son regard et lui sourit, ce qui la surprit, encore une fois, parce que c’était un vrai sourire. Elle ne l’avait jamais vu esquisser que des grimaces sceptiques, tellement ironiques et désabusées qu’elles ne lui relevaient qu’un côté de la bouche. Là, on aurait dit la victime d’une attaque qui aurait retrouvé l’usage du côté de son visage qui avait été frappé.
C’était une vision agréable, sans doute due à cette femme qu’il avait rencontrée. Anna éprouva un soudain sursaut d’affection pour lui. Ils travaillaient ensemble depuis un certain temps, et ce genre de collaboration pouvait emmener deux personnes dans un univers d’expérience partagée différent de la famille ou du mariage, mais qui pouvait créer une autre espèce de lien, très profond. Une amitié formée dans le monde de la pensée. Peut-être qu’ils étaient tous comme ça. En tout cas, il avait l’air heureux, et elle était heureuse de le voir comme ça.
— Cette femme a rempli une fiche, tu dis ?
— Ouais.
— Alors tu devrais pouvoir la retrouver.
— Ils n’ont pas voulu me laisser la voir.
— Non, mais tu pourrais l’obtenir quand même.
— Tu crois ?
Du coup, elle avait réussi à l’intéresser.
— Bien sûr. Tu pourrais faire appel à un journaliste du Post, à un détective spécialisé dans les archives ou à quelqu’un du métro. Ou même à quelqu’un de la Sécurité du territoire, au fond, pourquoi pas ? Tu as été enfermé là-dedans avec elle, tu cherches ses coordonnées, je ne sais pas. Écoute, à partir du moment où il y a une trace écrite, il y aura bien quelque chose qui finira par marcher. C’est de l’informatique, non ?
— Exact.
Il eut un nouveau sourire, radieux, prit le tee-shirt de Charlie qu’elle lui tendait et alla vers la cuisine tout en se changeant. Elle lui donna une autre serviette, avec laquelle il s’épongea les cheveux.
— Merci. Je peux mettre ça dans le séchoir ? Il est au sous-sol, c’est ça ?
Il enjamba la barrière antichute et descendit à la cave.
— Merci, Anna ! dit-il, de loin. Je me sens mieux, grâce à toi.
Et quand il revint, alors qu’on entendait le séchoir qui tournait, en fond sonore, il lui dit encore, avec un sourire :
— Beaucoup mieux.
— On dirait qu’elle t’a tapé dans l’œil, dis donc !
— En effet. Elle me plaît. Je n’arrive pas à croire que je n’ai pas pensé à lui demander son nom !
— Tu l’auras. Tu veux une bière ?
— Et comment !
— Dans la porte du frigo. Sers-toi… Oups ! On sonne… ça doit être eux.
Bientôt, le petit salon et la salle à manger attenante des Quibler furent pleins de Khembalais et de nombreux autres amis et connaissances. Il y en avait jusque dans la cuisine, de l’autre côté de la salle de séjour. Anna faisait des allers et retours de la cuisine vers le salon en passant par la salle à manger avec des plateaux de nourriture et de boissons. Elle adorait ça, et faisait le maximum pour empêcher Charlie de mettre la main à la pâte et d’exacerber ses démangeaisons. Tout en s’affairant, elle se réjouissait de voir Joe jouer avec Drepung et Nick parler des dinosaures de l’Antarctique avec Curt, qui occupait le bureau juste au-dessus du sien et qui faisait partie des responsables du programme Antarctique américain. Elle oubliait souvent que la NSF dirigeait aussi l’un des continents du monde. Bref, Curt était venu à la conférence et l’avait appréciée.
— Ces bouddhistes feraient un tabac à McMurdo, dit-il à Nick.
Charlie, la peau dévastée, réduite à des croûtes brunâtres sur de vastes zones du cou et du visage, les yeux injectés de sang et enflammés par le manque de sommeil et les stéroïdes, bavardait avec Sucandra. Puis il remarqua qu’Anna courait dans tous les sens et la rejoignit dans la cuisine pour lui donner un coup de main.
— J’ai donné un de tes tee-shirts à Frank, lui dit-elle.
— J’ai vu. Il m’a dit qu’il avait pris une saucée.
— Oui. Je pense qu’il courait après une femme qu’il avait rencontrée dans le métro.
— Hein ?
Elle éclata de rire.
— Je trouve ça génial. Assieds-toi, mon pauvre lapin, ne bouge pas, ça va te démanger encore plus.
— J’ai transcendé la démangeaison. Je ne brûle que pour toi.
— Allez, assieds-toi.
Elle ne revit Frank que plus tard, dans la soirée. Il était assis par terre, dans un coin de la pièce, entre le canapé et la cheminée, et il discutait avec Drepung, qui donnait l’impression d’avoir un peu de mal à le comprendre. Anna était intriguée et, dès qu’elle en eut l’occasion, elle s’assit sur le canapé, juste au-dessus d’eux.
Frank eut un hochement de tête à son intention et repartit à l’assaut, à l’aide d’une de ses phrases favorites :
— Mais comment ça marche ?
— Eh bien, répondit Drepung, je sais ce que Rudra Cakrin dit en tibétain, d’accord ? Son message est clair pour moi. Ensuite, je dois réfléchir à ce que je sais d’anglais. Les deux langues sont différentes, mais beaucoup de choses sont pareilles pour nous tous.
— La grammaire profonde, suggéra Frank.
— Oui, mais aussi juste les mots. Les noms des choses, des actions, et même des significations. Des équivalences à un degré ou un autre. Alors, j’essaie d’exprimer ce que je comprends de ce que dit Rudra, mais en anglais.
— Et la correspondance est bonne ?
Drepung haussa les sourcils.
— Comment pourrais-je le savoir ? Je fais de mon mieux.
— Ce qu’il vous faudrait, c’est une sorte de test extérieur.
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