Elle se retourna et sentit son cœur se serrer en voyant qui venait d’entrer dans la serre.
À tout autre moment, elle aurait été heureuse de voir Leo. C’était un homme qui donnait une impression de solidité, peut-être en raison du calme qu’il montrait en toute circonstance. Et puis, il émanait de lui une certaine odeur qui lui évoquait des choses qu’elle avait eu la chance de tenir entre ses mains. Des choses qu’on lui avait apportées de gravispace – du bois, du cuir, des fleurs séchées… Devant son sourire, elle oublierait peut-être, le temps de sa visite, ses horribles visions.
À cet instant, toutefois, Leo ne souriait pas.
— Silver… ? Tu es là ?
L’espace d’une seconde, Silver envisagea de ne pas répondre et de rester dissimulée derrière les végétubes, mais le feuillage bruissa quand elle l’effleura par inadvertance. Sa tête émergea au-dessus des plantes.
— Oh !… Leo. Bonjour.
— Aurais-tu vu Claire ou Tony, récemment ? demanda-t-il sans préambule.
Toujours droit au but, avec lui. Leo, c’est plus court, avait-il dit la première fois qu’elle l’avait appelé « monsieur Graf ».
Il s’approcha des végétubes. Ils se parlèrent par-delà une barrière frisée de petits pois.
— Je n’ai vu personne d’autre que mon surveillant depuis ma prise de service, dit-elle, soulagée de pouvoir fournir une réponse honnête.
— Et quand les as-tu vus pour la dernière fois ?
— Oh !… ce devait être au moment de la relève. J’ai croisé Claire.
— Où ?
Elle indiqua la serre, d’un mouvement vague du menton.
— Ici.
Leo la considéra quelques instants avec un air pensif.
— Ce qui me plaît le plus en vous, les quaddies, c’est la précision avec laquelle vous répondez aux questions.
Sa remarque resta en suspens. L’image de Tony, de Claire et d’Andy se faufilant dans la navette revint hanter Silver avec une clarté hallucinante. Elle repensa à leur dernier entretien, lorsque les ultimes détails du projet avaient été mis en place, et s’en servit pour ne tricher qu’à demi avec la vérité.
— On a déjeuné ensemble juste avant le changement d’équipe à la station de nutrition n° 7.
Leo acquiesça.
— Je vois.
Il inclina la tête, la scrutant comme si elle représentait une énigme pour lui.
— Tu sais, Silver, je viens d’apprendre pour la nouvelle… mission de reproduction de Claire, comme ils disent. Et je n’ai pas besoin de dessin pour deviner que c’était ça qui perturbait Tony depuis quelque temps. Il avait du mal à l’accepter, n’est-ce pas ? Ça le… contrariait ?
— Ils avaient prévu de… commença Silver qui s’interrompit aussitôt.
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Moi, je serais drôlement heureuse d’avoir une mission de reproduction. Il y en a qui ne sont jamais contents…
Le visage de Leo devint soucieux.
— Silver… Tony était très préoccupé par cette histoire, je m’en suis rendu compte. Mais jusqu’à quel point ? Crois-tu que… qu’ils auraient pu faire quelque chose de désespéré ?
— De désespéré ? répéta Silver, la gorge nouée.
— Oui. En clair, ont-ils pu décider de se suicider ?
— Oh non ! se récria-t-elle, choquée. Ils ne feraient jamais une chose pareille !
Etait-ce un éclair de soulagement dans les yeux de Leo ? Non. Son inquiétude parut s’intensifier, au contraire.
— Eh bien moi, c’est ce que je redoute. Tony ne s’est pas montré au travail, et ça ne lui était encore jamais arrivé. Claire et Andy ont disparu aussi. On ne les retrouve pas. Nulle part. Quand on se sent aussi désespéré, quoi de plus facile que de franchir un sas ? Un froid intense, un bref instant de douleur et puis… adieu la vie. La grande évasion.
Les mains serrées, il secoua la tête.
— Et c’est ma faute. J’aurais dû être plus attentif… dire quelque chose…
Il releva les yeux vers Silver, guettant sa réaction.
— Non, ce n’est pas ça ! s’exclama-t-elle, horrifiée. C’est abominable, que vous pensiez ça…
Il fallait à tout prix qu’elle lui arrache cette idée de la tête. Inquiète, elle regarda autour d’eux pour s’assurer que personne ne pouvait les entendre dans la serre.
— Je ne devrais pas vous le dire, mais je ne peux pas vous laisser penser… des choses aussi graves.
Le visage de Leo était un masque de concentration. Silver inspira fortement. Que pouvait-elle lui révéler ? Tout ? Ou juste ce qu’il fallait pour qu’il cesse de culpabiliser… ?
— Tony et Claire…
— Silver !
La voix du D rYei retentit dans la serre, couvrant le sifflement de la porte qui s’ouvrait. Celle de Van Atta lui fit aussitôt écho.
— Silver ! Où es-tu ?
— Et merde ! jura Leo entre ses dents, abandonnant son masque coupable pour exprimer sa frustration.
Silver, comprenant qu’il avait cherché à la manipuler, eut un mouvement de recul indigné.
— Oh, vous !…
Pourtant, elle faillit bien en rire. Qui l’aurait cru aussi subtil et rusé ? Elle l’avait mésestimé.
— Je t’en prie, Silver, avant qu’ils te tombent dessus… Je ne pourrai pas t’aider si…
Trop tard. Van Atta et Yei traversaient la serre dans leur direction.
— Silver, sais-tu où sont passés Tony et Claire ? demanda le D rYei d’un ton impérieux.
Leo se mura dans le silence, feignant de s’intéresser aux jeunes pousses d’un plant de haricots.
— Évidemment, qu’elle sait ! intervint Van Atta avant que Silver ait eu une chance de répondre. Ces deux filles sont inséparables.
Il se tourna, teigneux, vers Silver.
— Je te conseille de parler, et vite. On n’a pas de temps à perdre.
Les lèvres de Silver se pincèrent. Elle redressa le menton. Muette.
Le D rYei leva les yeux au ciel.
— Silver, dit-elle avec beaucoup plus de diplomatie, cette histoire est très sérieuse. Si, comme nous le soupçonnons, Tony et Claire ont essayé de quitter l’Habitat, ils pourraient être dans une situation très pénible, en ce moment. Et même en danger. Je suis heureuse de constater que tu tiens à être loyale envers eux, mais je te supplie d’être responsable avant tout – ce sont tes amis ; il est de ton devoir de penser à leur sécurité.
Le doute obscurcit les yeux de Silver. Elle entrouvrit les lèvres, hésitante, s’apprêta à répondre…
— Nom de Dieu ! hurla Van Atta. J’ai autre chose à foutre qu’à cajoler cette petite garce pour qu’elle consente à parler ! Cette emmerdeuse de vice-présidente est là-haut, en ce moment même, à attendre que le show débute. Elle commence déjà à poser des questions ; si elle n’obtient pas de réponses très vite, elle va venir les chercher elle-même. Et elle ne fait pas dans la dentelle, je vous assure. Ah, le moment est bien choisi pour ce genre de connerie ! Ils l’ont fait exprès, c’est pas possible autrement.
Son visage, cramoisi de rage, provoqua l’effet habituel sur Silver. Elle sentit son ventre se crisper, et sa vision se brouilla de larmes. Autrefois, elle aurait été prête à faire n’importe quoi pour qu’il se calme et plaisante de nouveau avec elle…
Mais pas cette fois-ci. Si elle avait éprouvé quelque sentiment pour lui, elle était aujourd’hui la première surprise de constater qu’il n’en restait quasi plus rien. Or une coquille vide pouvait se révéler plus résistante qu’elle n’y paraissait…
— Vous n’avez pas le pouvoir de me faire dire tout ce que vous voulez, murmura-t-elle.
— Et voilà ! lâcha Van Atta avec sarcasme. C’est bien ce que je pensais. C’est ça, votre programme de socialisation totale, docteur Yei ?
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