Il se racla la gorge, pas très fier de lui. Quelle leçon pourraient-ils bien tirer de ce fiasco ?
— À vous entendre, dit-elle, on dirait que… se faire disputer n’a aucune importance.
— Ça vient avec l’âge. Un jour, tu ne t’en formaliseras plus non plus.
— En tout cas, aujourd’hui, ce n’est pas ce que je ressens.
— Écoute… je vais te faire une promesse. Si ça peut te rassurer, je vais accompagner Van Atta au spatioport. Je pourrai peut-être faire en sorte que la situation ne s’envenime pas trop.
— C’est vrai ? Vous feriez ça ? dit-elle, soulagée.
— Si c’est possible, absolument.
— Vous n’avez pas peur de M. Van Atta. Vous pouvez lui tenir tête, vous. Merci, Leo…
Un peu de couleur était revenue sur ses joues.
— Bon, euh… Je ferais mieux de me dépêcher, maintenant, si je ne veux pas rater la navette. On va les ramener sains et saufs pour le petit déjeuner, d’accord ? Et puis, pour voir les choses du bon côté, dis-toi que GalacTech ne pourra pas leur retenir les frais du voyage sur leur salaire. C’est toujours ça de gagné, non ?
Il réussit même à lui arracher un semblant de sourire.
— Leo…
Sur le point de partir, il se retourna. Elle avait recouvré son sérieux.
— Qu’est-ce qu’on va faire si… si quelqu’un de pire que M. Van Atta s’occupe un jour de nous ?
Tu verras bien le moment venu, eut-il envie de répondre pour éluder la question. Mais il craignit de s’étouffer s’il prononçait encore une seule platitude. Il se contenta de sourire et de hausser les épaules. Avant de fuir.
Claire était fascinée par la structure en dédale de l’entrepôt. Tout n’était qu’angles droits et lignes brisées, avec d’innombrables rangées de casiers montant jusqu’au plafond, d’allées et de carrefours.
Aucune chance de s’envoler, ici. Elle avait la sensation d’être une molécule vagabonde piégée dans les interstices d’une énorme gaufre. À cet instant, elle regrettait amèrement les rondeurs rassurantes de l’Habitat.
Tous trois étaient tassés dans un casier vide, un des rares à n’être pas occupé par des caisses de marchandises. Il devait mesurer près de deux mètres sur deux et présentait l’avantage d’être situé au troisième niveau ; ainsi, ils ne risquaient pas d’être repérés par les employés qui pourraient passer par là, perchés sur leurs longues jambes. Les échelles fixées à intervalles réguliers s’étaient révélées plutôt faciles à utiliser. Le sac, en revanche, leur avait posé un problème. Sa corde étant trop courte pour qu’ils puissent monter d’abord et le tirer ensuite, ils avaient dû le porter avec eux jusqu’en haut.
Claire, bien qu’elle s’efforçât de ne pas trop le laisser paraître, était sur les nerfs. Andy commençait déjà à s’adapter à la gravité et trouvait le moyen de crapahuter sur ses quatre mains dès qu’elle le posait par terre. Elle redoutait de le voir basculer au bord du casier.
Un robot élévateur passa dans l’allée. Tapie dans le fond de l’alvéole, Claire se figea, Andy serré contre elle, sa main libre agrippée à celle de Tony. Le bruit décrut peu à peu et elle s’autorisa à respirer de nouveau.
— Détends-toi, dit Tony d’une voix éraillée. Cool…
Il inspira profondément, fournissant un effort évident pour suivre son propre conseil.
Claire jeta un coup d’œil soupçonneux dans l’allée et surveilla l’élévateur qui s’était arrêté quelque vingt mètres plus loin pour sortir un container en plastique d’un casier codé.
» On peut manger, maintenant ? demanda-t-elle.
Depuis plus de trois heures qu’elle donnait le sein à Andy afin de le dissuader de crier, elle se sentait vidée. Dans tous les sens du terme. Elle avait des crampes d’estomac et la gorge sèche comme du papier de verre.
— Je suppose, oui, répondit Tony.
Il sortit du sac deux barres de rations.
— Et après, il faudra qu’on retourne dans la baie de chargement.
— On ne peut pas se reposer encore un peu ?
Il secoua la tête.
— Plus on attend, plus on leur donne de chances de s’apercevoir de notre disparition. Si on ne monte pas très vite dans une navette pour la station de transfert, ils risquent de fouiller tous les vaisseaux en partance.
Claire fronça le nez ; une odeur familière envahissait soudain le casier.
— Oh, flûte ! Tu peux sortir une couche, Tony ?
— Encore ? C’est la quatrième fois depuis qu’on a quitté l’Habitat.
— J’ai l’impression que je n’ai pas pris assez de changes, s’inquiéta-t-elle en dépliant la couche de son sachet de plastique.
— Tu plaisantes… Le sac en est plein. Tu ne pourrais pas plutôt… les faire durer un peu plus longtemps ?
— J’ai bien peur qu’il ait la diarrhée. Et si je ne le change pas tout de suite, ça lui rongera la peau, ça pourrait même s’infecter… et il va hurler dès que je le toucherai pour essayer de le nettoyer. Très fort, insista-t-elle.
Les doigts d’une main inférieure de Tony tambourinaient sur le sol du casier. Il soupira, ravalant son irritation. Claire enveloppa la couche souillée et s’apprêta à la ranger dans le sac.
— On n’a peut-être pas besoin de les trimbaler, dit Tony. Il est déjà lourd comme c’est pas permis, ce sac, mais en plus, il va empester.
— Je n’ai vu de poubelle nulle part. Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ?
— Eh bien, on n’a qu’à les laisser là, dit-il après un temps de réflexion. Dans le coin. Ici, au moins, elles ne risquent pas d’aller flotter dans le couloir et d’être happées par le circuit de recyclage d’air. On va toutes les mettre là.
Claire imagina leurs poursuivants traquant les couches sales, abandonnées derrière eux tels les pétales de rose semés par l’héroïne d’un des romans de Silver à l’intention de son amoureux…
— S’il est prêt, dit Tony en désignant son fils, on pourrait tenter de retourner dans la baie. Les gravs doivent avoir fini leur travail, maintenant.
— Comment est-ce qu’on va faire pour choisir la bonne navette, cette fois ? On ne pourra pas savoir si elle rentre directement à l’Habitat… ou si elle prend des caisses de déchets destinées à être larguées dans le vide. Si elle décharge alors qu’on est dans la soute…
— Je ne sais pas, la coupa Tony, nerveux. Mais Leo dit que… pour venir à bout d’un problème complexe, le meilleur moyen, c’est de le décomposer en questions simples, de les résoudre les unes après les autres, dans l’ordre. Alors d’abord, on va retourner dans la baie. Une fois là-bas, on s’occupera du problème numéro deux : découvrir quelle navette peut nous emmener à la station de transfert.
Claire acquiesça, puis fronça les sourcils. Andy n’était pas le seul à être embêté par les exigences biologiques.
— Tony, tu crois qu’on pourrait trouver des toilettes, sur le chemin ? Il faut que j’y aille.
— Oui, moi aussi. Tu en as vu quelque part en venant ici ?
— Non.
Sur le moment, ça n’avait pas été son principal souci. Il avait fallu ramper sur le sol crasseux, éviter les employés, empêcher Andy de hurler. Un vrai cauchemar. Elle n’était même pas certaine de pouvoir retrouver la bonne direction. L’équipe d’ouvriers leur était tombée dessus sans prévenir, les délogeant précipitamment de leur cachette quand ils avaient mis toutes les machines en marche.
— Il doit bien y avoir quelque chose, dit Tony avec optimisme. Il y a des gens qui travaillent, ici.
— Pas dans cette section, objecta Claire. On n’a vu que des robots, depuis tout à l’heure.
— Alors, aux abords de la baie. À propos… euh… À quoi ressemblent des toilettes en gravispace ? Comment font-ils ? Penses-tu qu’une pompe aspirante est assez puissante pour combattre la pesanteur ?
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