Lois Bujold - Opération Cay

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Environ deux cents ans avant la naissance de Miles…
Leo Graf, spécialiste des soudures en milieu spatial, est envoyé par sa compagnie dans une station orbitale pour y enseigner son art aux ingénieurs qui y vivent. Il découvre sur place une réalité déconcertante : ses élèves sont des Quaddies, des êtres dotés de quatre bras. Bien que leur « humanité » ne fasse aucun doute pour qui les côtoie, la compagnie n’entend pas conférer le moindre droit à cette main-d’oeuvre gratuite et servile. Jusqu’au jour où…
Prix Nebula 1988.

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Claire roula de nouveau sur le dos, attirant Andy contre le coussin moelleux de son ventre pour le cajoler. Le timbre des ululements passa du suraigu de la peur au contralto de l’indignation, mais le volume n’avait pas varié d’un décibel.

— Ils vont l’entendre jusqu’au poste de pilotage ! pesta Tony. Fais quelque chose !

— J’essaie, qu’est-ce que tu crois ?… répondit-elle sur le même ton.

Ses mains tremblaient. Elle tenta de diriger le visage d’Andy vers sa poitrine, mais il se dégagea, glapissant de plus belle. Par chance, le bruit de l’atmosphère se précipitant sur la navette devenait assourdissant. Lorsque enfin le vacarme s’apaisa, Andy, épuisé, n’avait plus que la force de hoqueter. Il frotta son visage, brillant de larmes et de morve, contre le T-shirt de sa mère. Claire avait du mal à respirer avec ses sept kilos sur l’estomac et la poitrine, mais elle n’osait pas le déplacer.

D’autres claquements métalliques se répercutèrent sur les parois de la soute. Les vibrations des moteurs changèrent d’intensité, et Claire fut ballottée d’un côté à l’autre. Elle libéra deux de ses mains pour se caler entre les caisses de plastique.

Tony était allongé près d’eux, dévoré d’anxiété.

— On doit sûrement être en train de descendre pour atterrir.

Claire hocha la tête.

— Oui, dans un des spatioports. Il y aura des gens. Des gravs… On pourra peut-être leur expliquer qu’on s’est fait enfermer dans cette navette par accident, et ils nous renverront directement chez nous, suggéra-t-elle.

Tony serra les poings.

— Non ! Pas question d’abandonner maintenant. C’est notre unique chance de nous en sortir. Après… ce sera fini.

— Mais que peut-on faire d’autre ?

— On va sortir d’ici sans être vus, et on montera dans une autre navette qui ira à la station de transfert.

Il posa la main sur son bras alors qu’elle s’apprêtait à protester.

— On l’a fait une fois, Claire. On peut le refaire.

Elle secoua la tête, regrettant de ne pas avoir sa confiance. Ils n’eurent pas le loisir de poursuivre leur discussion. Une salve de violents coups sourds secoua le vaisseau tout entier, puis se fondit en un grondement continu. Le rayon de lumière tombant du hublot balaya la soute tandis que la navette atterrissait, remontait la piste et tournait. La soute s’obscurcit de nouveau, et les moteurs se turent. Le silence soudain était presque aussi effrayant que le vacarme qui l’avait précédé.

Claire relâcha les caisses. De tous les vecteurs d’accélération, un seul subsistait. Isolé, il devint écrasant.

La gravité.

Implacable, elle exerçait une puissante pression contre son dos. Claire eut une vision effrayante – cette pression la repoussait contre le plafond et écrasait Andy. Elle ferma les yeux sur cette illusion nauséeuse.

La main de Tony se referma sur son poignet. Suivant son regard, elle vit la porte, à l’avant de la soute, s’ouvrir.

Deux gravs, vêtus de la combinaison de maintenance de la compagnie, pénétrèrent dans la soute. La porte d’accès au fuselage de la navette s’ouvrit à son tour, et Ti passa la tête.

— Salut, les gars. Alors qu’est-ce qui se passe ?

— On est censés décharger et recharger en moins d’une heure, répondit un des employés. T’as juste le temps d’aller manger un morceau.

— C’est quoi, ce chargement ? Y a pas eu de presse comme ça depuis la dernière urgence médicale.

— Du matériel pour le spectacle que vous réservez à la vice-présidente du service financier.

— Apmad ? Elle n’arrive pas avant la fin de la semaine prochaine.

Le type ricana.

— C’est ce que tout le monde pensait. Mais elle vient de débarquer une semaine en avance dans son courrier privé, avec tout un commando de comptables. Apparemment, elle aime bien faire des inspections à l’improviste. La direction est ravie, comme tu t’en doutes…

— Ne ris pas trop fort, conseilla Ti. La direction s’arrange toujours pour partager son plaisir avec nous…

— Ça, on a déjà eu l’occasion de s’en apercevoir. Bon, allez, ne reste pas là, tu bloques la porte…

Les trois hommes disparurent dans le fuselage.

— Maintenant, murmura Tony en indiquant la porte ouverte.

Claire roula sur le côté et posa doucement Andy par terre. Son petit visage se fripa ; il s’apprêtait à protester. Se redressant sur les paumes, elle testa son équilibre. Son bras droit inférieur semblait être celui dont elle pouvait le plus facilement se passer. Elle l’utilisa pour prendre Andy et le serrer contre elle.

Collée au sol par l’affreuse gravité, elle commença à se traîner tant bien que mal, sur trois mains, vers la porte. Le poids d’Andy tirait sur ses bras comme si un puissant ressort l’entraînait vers le sol, et la tête du bébé retomba en arrière. Aussitôt, elle la retint avec sa main, ce qui lui provoqua une douleur dans l’épaule.

À côté d’elle, Tony, lui aussi, claudiquait sur trois mains. Avec la quatrième, il tirait sur la corde de leur sac de provisions. Lequel refusait de bouger.

— Flûte, jura Tony entre ses dents.

Il se rua sur le sac et le souleva, mais se rendit compte qu’il était beaucoup trop lourd pour le porter de la manière dont Claire portait Andy.

— Tu ne veux pas qu’on renonce ? demanda Claire d’une toute petite voix, connaissant déjà la réponse.

— Non !

Il s’empara du sac et le jeta sur ses épaules, puis se redressa pour le faire rouler sur son dos. De sa main gauche inférieure, il le stabilisa et s’avança en boitillant vers la porte.

— Je l’ai, c’est bon. Vas-y, qu’est-ce que t’attends ?

La navette était garée dans un entrepôt, vaste espace obscur au plafond sillonné de poutrelles. Les énormes plafonniers auraient fait d’excellentes cachettes s’il avait été possible de flotter jusque-là.

— Oh !…

Claire hésita. L’écoutille où elle venait d’arriver était reliée au sol du hangar par une sorte de rampe pliée en accordéon. De toute évidence, c’était un des aménagements que les gravs avaient imaginés pour combattre le danger permanent de la gravité.

— Un escalier…

Claire s’arrêta, la tête en bas. Le sang lui montait au visage.

— Continue ! la pressa Tony, derrière elle.

Cependant, il s’immobilisa net, lui aussi, en apercevant l’escalier.

— Oh non !…

Soudain inspirée, Claire pivota sur elle-même et commença à descendre les marches à reculons, la paume de sa main inférieure libre claquant sur la surface métallique à chacun de ses sauts. Ce n’était pas idéal, mais ils n’avaient guère le choix. Tony l’imita.

— Où on va, maintenant ? demanda Claire, haletante, quand ils atteignirent le bas des marches.

D’un mouvement du menton, Tony indiqua des machines et un amas de caisses entassées dans un coin.

— Cachons-nous là, pour l’instant. Il ne faut pas s’éloigner trop des navettes.

Ils s’y dirigèrent aussi vite qu’ils le purent. Les mains de Claire devinrent poisseuses d’huile et de saleté ; cela l’irrita au point qu’elle aurait volontiers bravé la mort rien que pour pouvoir les laver.

Dès qu’ils eurent atteint les caisses, un camion pénétra dans l’entrepôt ; une dizaine d’hommes et de femmes, tous vêtus de la combinaison de la compagnie, en jaillirent pour se précipiter vers la navette. Le cœur battant, Claire regarda l’équipe d’ouvriers disparaître dans les bras métalliques du navire. Combien de temps faudrait-il encore attendre avant de capituler ?…

Leo, en train de s’habiller dans le vestiaire, releva les yeux, alors que Pramod entrait dans le module pour le rejoindre.

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