— Alors, quand vous avez été rejetée par tous les ordres contemplatifs auxquels vous vous êtes adressée, vous avez réussi à dénicher une forme d’expiation encore meilleure… Anna-Maria, vous ne comprenez donc pas que c’est vous-même que vous n’avez pas su aimer ? Cet ermitage dans l’Exil, c’était vraiment l’idée ultime, le dernier recoin.
Elle détournait le visage.
— L’anachorète de l’Exil ne vaut pas mieux que la nonne des mourants, dit-elle enfin.
— Ne dites pas cela, c’est faux ! fit Claude. Geneviève ne le pensait pas. Et moi non plus. Ni les centaines d’autres que vous avez soignés. Pour l’amour de Dieu, essayez de voir les choses sous leur angle véritable ! Tout être humain agit à la fois selon des motifs profonds et des raisons superficielles. Mais cela n’entame en rien ce qu’il y a de bon dans nos actes.
— Vous voulez donc que je m’occupe de mon existence et que je cesse de rouvrir mes plaies, n’est-ce pas, Claude ? Mais je ne peux pas revenir en arrière, même en sachant que mon choix n’était pas le bon. Il ne me reste rien.
— Mais vous avez encore la foi. Pourquoi ne pas croire que, si vous êtes ici, c’est pour une raison précise ?
Elle lui adressa un sourire amer.
— Idée intéressante. Je vais passer le reste de la nuit à méditer là-dessus.
— C’est très bien. J’ai comme l’idée que vous n’aurez plus guère le temps de méditer plus tard, si le plan de Felice réussit. Croyez-moi. Vous allez donc méditer maintenant pendant que je dors un peu, et ça nous fera du bien à tous les deux. Réveillez-moi dès que Basil commencera à jouer le signal. Ce sera juste avant l’aube.
— Quand la nuit est plus sombre, soupira la nonne. Eh bien, Claude, faites de beaux rêves.
Ils ne rencontrèrent plus de double feu. C’était de toute évidence un signal destiné à les avertir de la proximité des Firvulag. A présent, la caravane avait quitté le plateau. Ils suivaient la pente, entre des bois clairsemés et de petits ruisseaux écumants qui obligeaient les chalikos à trotter en zig-zag sous la pâle clarté des étoiles. Peu à peu, le paysage se fit plus accidenté et ils perçurent un parfum de résine dans l’air. La brise se leva, ridant la surface sombre du grand lac. Près de la berge, les feux dansèrent. La nuit était profonde et tranquille. Loin dans les bois, des appels d’oiseaux nocturnes s’élevaient parfois. Il n’y avait pas trace de villages ou de fermes, aucun signe d’habitation. Ce qui serait à leur avantage quand ils prendraient le large…
La troupe s’engagea dans une gorge profonde éclairée de part et d’autre par des feux. Un pont suspendu enjambait un torrent. Trois soldats en armure de bronze surgirent d’un poste de garde en brandissant des torches et se mirent au garde-à-vous tandis qu’Epone et le captal Waldemar faisaient avancer leurs montures sur le tablier mouvant du pont. Les prisonniers suivirent par paires, encadrés par les amphicyons.
Quand ils reprirent leur marche, de l’autre côté de la gorge, Richard déclara à Felice :
— Il est plus de quatre heures. Tous ces ruisseaux nous ont retardés.
— Il va falloir attendre que nous nous soyons suffisamment éloignés de ce foutu poste de garde. Je n’avais pas prévu ça. Je suis certaine qu’ils sont plus de trois, là-dedans. Epone pourrait leur envoyer un message télépathique et il faut que nous soyons sûrs qu’ils n’arriveront pas trop tôt. Il faut attendre encore une demi-heure au moins.
— Ne raffinez pas trop, ma belle. Et s’il y a un autre poste devant nous ? Et puis, qu’est-ce que vous faites des éclaireurs qui nous précèdent et qui allument les feux ?
— Oh, fermez-la ! J’essaie de tenir compte de tous les facteurs. J’en ai la tête qui tourne… J’aimerais que vous soyez prêt, en tout cas. Est-ce que vous l’avez bien attaché sur votre bras ?
— Exactement comme vous me l’avez dit.
— Basil ! appela Felice.
— Oui.
— Vous pourriez nous jouer une ou deux petites berceuses ?
Les notes douces de la flûte s’égrenèrent dans l’ombre des conifères titanesques. Les chalikos foulaient un épais tapis d’aiguilles millénaire qui étouffait le bruit de leurs griffes. Certains des cavaliers ne tardèrent pas à somnoler. Peu à peu, la piste s’éleva au-dessus du Lac de Bresse, qu’elle domina bientôt d’une centaine de mètres. A l’est, le ciel se fit plus clair. Bien trop tôt aux yeux de Felice.
Avec un soupir, elle rabattit son casque d’hoplite et se pencha en avant.
— Allez, Basil.
L’Alpiniste se mit alors à jouer « All Through The Night ». Le morceau terminé, il reprit les premières notes. Quatre amphicyons se détachèrent alors du rang et se précipitèrent en silence sur les cavaliers de tête. Ils s’abattirent sur la monture d’Epone et leurs crocs se refermèrent en même temps. A la seconde où elle tomba entre les corps sombres et furieux, la grande femme exotique poussa un cri suraigu. Les chiens-ours l’attaquèrent alors avec des grondements féroces. Les soldats les plus proches, ainsi que les prisonniers, poussèrent des cris horrifiés, mais Epone n’émit pas un son.
Richard stimula son chaliko et agrippa solidement les rênes. Il se lança au milieu des soldats qui essayaient de se porter au secours de leur maîtresse. Waldemar hurlait :
— Servez-vous de vos lances ! De vos lances , pas de vos arcs ! Dégagez-la, bande de crétins !
Le chaliko de Richard recula brutalement et le captal fut arraché à sa selle. Une silhouette apparut hors de l’ombre, dans un grand envol de robe blanche et de voile noir, comme pour porter secours à Waldemar. Mais le captal, sidéré, découvrit une moustache incongru sous la coiffe de la nonne. Cela ne dura qu’une seconde et Richard avait déjà tiré le petit poignard de Felice de son fourreau. La fine lame d’acier fit un aller-retour sous la mâchoire du captal, un peu au-dessus de son collier de métal gris. La carotide sectionnée, Waldemar tenta d’agripper la robe de la fausse nonne avec un gargouillement atroce. Un sourire étrange apparut sur ses lèvres et il mourut.
Deux chalikos sans cavalier se rossaient dans l’ombre, se lacérant les flancs. Richard remit le poignard dans son fourreau, s’empara de l’épée de bronze du captal et recula en jurant. Des cris confus et des plaintes s’élevaient de l’amas indescriptible d’amphicyons et d’hommes armés. Les deux soldats d’arrière-garde se précipitaient pour venir en aide à leurs camarades. Le premier chargea la lance en avant et empala un chien-ours sur le fer qu’il projeta loin dans les airs. A la même seconde, une autre bête plongeait parmi les gardes encore montés et déchirait les talons des chalikos hurlants et déchaînés.
Felice avait arrêté sa monture à quelque distance. Impassible, elle contemplait le carnage en spectatrice. L’un des guerriers japonais lança son chaliko au cœur de la mêlée. Les griffes de la monture s’abattirent sur la croupe du chaliko d’un garde. Avec un cri de guerre affreux, le Japonais força la bête à s’abattre sous les coups de griffes. Le garde disparut dans l’amas de corps sanglants. Pendant ce temps, le second guerrier japonais s’emparait de la lance fixée à sa selle.
— Derrière vous ! Le chien-ours ! lança Richard.
Le Japonais pivota sur lui-même et planta fermement la hampe de la lance sur le sol à la seconde même où l’amphicyon bondissait. Le cou transpercé, l’animal continua sur sa trajectoire et alla s’abattre sur le guerrier qui portait le nom de Tat. Richard se précipita, planta son poignard dans l’œil du monstre et essaya frénétiquement de dégager le guerrier. Quelque part, quelqu’un hurla : « Attention ! En voilà un autre ! »
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