André Malraux
LES CONQUÉRANTS
Librairie Gallimard, 1947.
À la mémoire de mon ami René Latouche.
PREMIÈRE PARTIE
LES APPROCHES
25 Juin .
« La grève générale est décrétée à Canton. »
Depuis hier, ce radio est affiché, souligné en rouge. Jusqu'à l'horizon, l'Océan Indien immobile, glacé, laqué, - sans sillages. Le ciel plein de nuages fait peser sur nous une atmosphère de cabine de bains, nous entoure d'air saturé. Et les passagers marchent, à pas comptés, sur le pont, se gardant de s'éloigner trop du cadre blanc dans lequel vont être fixés les radios reçus cette nuit. Chaque jour, les nouvelles précisent le drame qui commence ; il prend corps ; maintenant, menace directe, il hante tous les hommes du paquebot. Jusqu'ici, l'hostilité du Gouvernement de Canton s'était manifestée par des paroles : voici que, tout à coup, les télégrammes traduisent des actes. Ce qui touche chacun, ce sont moins les émeutes, les brèves et les combats des rues, que la volonté inattendue, et qui semble tenace comme la volonté anglaise, de ne plus se payer de mots, d'atteindre l'Angleterre dans ce qui lui tient le plus au cœur : sa richesse, son prestige. L'interdiction de vendre dans les provinces soumises au Gouvernement Cantonais toute marchandise d'origine anglaise, même si elle est proposée par un Chinois ; la méthode avec laquelle les marchés sont maintenant, l'un après l'autre, contrôlés ; le sabotage des machines par les ouvriers de Hongkong ; enfin, cette grève générale qui, d'un coup, atteint le commerce entier de l'île anglaise, tandis que les correspondants des journaux signalent l'activité exceptionnelle des écoles militaires de Canton, tout cela met les passagers en face d'une guerre d'un mode tout nouveau, mais d'une guerre, entreprise par la puissance anarchique de la Chine du Sud, secondée par des collaborateurs dont ils ne savent presque rien, contre le symbole même de la domination britannique en Asie, le roc militaire d'où l'empire fortifié surveille ses troupeaux : Hongkong.
Hongkong. L'île est là sur la carte, noire et nette, fermant comme un verrou cette Rivière des Perles sur laquelle s'étend la masse grise de Canton, avec ses pointillés qui indiquent des faubourgs incertains à quelques heures à peine des canons anglais. Des passagers, chaque jour, regardent sa petite tache noire comme s'ils en attendaient quelque révélation, inquiets d'abord, angoissés maintenant, et anxieux de deviner quelle sera la défense de ce lieu dont dépend leur vie - le plus riche rocher du monde.
S'il est atteint, ramené plus ou moins tôt au rang de petit port, si, plus simplement encore, il s'affaiblit, c'est que la Chine peut trouver les cadres qui, jusqu'ici, lui ont manqué pour lutter contre les blancs, et la domination européenne va s'écrouler. Les marchands de coton ou de cheveux avec qui je voyage sentent cela d'une façon aiguë, et rien n'est plus singulier que de lire sur leurs visages angoissés (mais que va devenir la Maison ?) la répercussion de la lutte formidable entreprise par l'empire même du désordre, organisé tout à coup, contre le peuple qui représente, plus qu'aucun autre, la volonté, la ténacité, la force.
Un grand mouvement sur le pont. Les passagers s'empressent, se poussent, se serrent les uns contre les autres : voici la feuille des radios.
Suisse, Allemagne, Tchéco-Slovaquie, Autriche , passons, passons. - Russie , voyons. Non, rien d'intéressant. Chine , ah !
Moukden : Tchang-Tso-Lin ...
Passons.
Canton .
Les passagers les plus éloignés, pour s'approcher, nous serrent contre la paroi.
Les cadets de l'école militaire de Whampoa, commandés par des officiers russes et formant l'arrière-garde d'une immense procession d'étudiants et d'ouvriers, ont ouvert le feu sur Shameen (1) . Les matelots européens chargés de protéger les ponts ont riposté avec des mitrailleuses. Les cadets poussés par les officiers russes se sont élancés plusieurs fois à l'assaut des ponts. Ils ont été repoussés avec de grosses pertes.
Les femmes et les enfants des Européens de Shameen vont être évacués sur Hongkong, si possible, par des bateaux américains. Le départ des troupes anglaises est imminent.
D'un coup, le silence tombe.
Les passagers s'écartent les uns des autres, consternés. À droite, cependant, deux Français se joignent : « Enfin, Monsieur, on se demande vraiment quand les Gouvernements vont se décider à prendre l'attitude énergique qui... » et se dirigent vers le bar, perdant la fin de leur phrase dans les saccades assourdies des machines.
Nous ne serons pas à Hongkong avant dix jours.
5 heures.
Shameen. - L'électricité ne fonctionne plus. Les ponts ont été fortifiés à la hâte et coupés par des lignes de fils de fer barbelés. Ils sont éclairés par les projecteurs des canonnières.
29 juin, Saïgon.
Ville désolée, déserte, provinciale, aux longues avenues et aux boulevards droits où l'herbe pousse sous de vastes arbres tropicaux... Mon coolie-pousse ruisselle : la course est longue. Enfin nous arrivons dans un quartier chinois, plein d'enseignes dorées à beaux caractères noirs, de petites banques, d'agences de toutes sortes. Devant moi, au milieu d'une large avenue couverte d'herbe, folâtre un petit chemin de fer. 37, 35, 33... halte ! Nous nous arrêtons devant une maison semblable à toutes celles de ce quartier : un « compartiment ». Agence vague. Autour de la porte sont fixées des plaques de compagnies de commerce cantonaises peu connues. À l'intérieur, derrière des guichets poussiéreux et prêts à tomber, somnolent deux employés chinois : l'un cadavérique, vêtu de blanc, l'autre obèse, couleur de terre cuite, nu jusqu'à la ceinture. Au mur, des chromos de Shanghaï : jeunes filles à la frange sagement collée sur le front, monstres, paysages. Devant moi, trois bicyclettes emmêlées. Je suis chez le président du Kuomintang de Cochinchine. Je demande en cantonais :
- Le patron est-il là ?
- Pas encore de retour, Monsieur. Mais montez, installez-vous... »
Je monte au premier étage par une sorte d'échelle. Personne. Je m'assieds et, désœuvré, regarde : une armoire européenne, une table louis-philippe à dessus de marbre, un canapé chinois en bois noir et de magnifiques fauteuils américains, tout hérissés de manettes et de vis. Dans la glace, au-dessus de moi, un grand portrait de Sun-Yat-Sen, et une photographie, plus petite, du maître de céans. Par la baie arrive, avec un grésillement et le son de la cliquette d'un marchand de soupe, la forte odeur des graisses chinoises qui cuisent...
Un bruit de socques.
Entrent le propriétaire, deux autres Chinois et un Français, Gérard, pour qui je suis ici. Présentations. On me fait boire du thé vert, et on me charge d'assurer le Comité Central « de la fidélité des sections de toute l'Indochine française aux institutions démocratiques qui, etc... »
Gérard et moi, nous sortons enfin. Envoyé spécial du Kuomintang en Indochine il n'est ici que depuis quelques jours. C'est un homme de petite taille, dont la moustache et la barbe grisonnent, et qui ressemble au tsar Nicolas II, dont il a le regard trouble, hésitant, et l'apparente bienveillance. Il y a en lui du professeur myope et du médecin de province ; il marche à mon côté d'un pas traînant, précédé d'une cigarette fixée à l'extrémité d'un mince fume-cigarette.
Son auto, au coin de la rue, nous attend. Nous y prenons place et partons, à petite allure, à travers la campagne. L'air déplacé suffit à créer un climat nouveau ; les muscles, las et tendus, à la fois, se libèrent...
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