— Putain de saut de puce ! avait-il gémi. Rien de tel pour digérer !
Ils avaient enfin atteint Darask, sur le Rhône Inférieur, après 270 kilomètres parcourus en moins de dix heures. Autour de la future cité d’Avignon, le fleuve, dont le fond remontait, se divisait en bras et chenal multiples séparés par des digues boueuses ou des promontoires herbus couverts d’échassiers et de crocodiles aux écailles noires et beiges. De loin en loin, de petits îlots apparaissaient dans les marais. Darask était construite sur l’un des plus importants. Il évoquait une sorte de Mont St-Michel tropical dominant une vaste mer d’herbe douce. Highjohn lança le moteur auxiliaire du bateau pour quitter le lit principal du fleuve et s’engager dans un chenal qui conduisait à la cité. Ils étaient rangés au long d’un petit embarcadère, sous une muraille de granit de plus de douze mètres de haut, au pied de falaises abruptes.
A présent, dans toutes les ruelles de la ville tassée autour du grand palais, les ramas allumaient les lampes, escaladant de longues échelles pour atteindre celles qui festonnaient les toits, actionnant des poulies pour déployer des cordages garnis de lanternes tout au long des fortifications. Sur les bastions, à la périphérie, des soldats humains allumaient de grandes torches. Depuis leur balcon, les prisonniers purent assister à l’illumination du palais. Les feux Tanu s’éveillèrent tout autour de la tour en spirale, ambre et rouge, aux couleurs héraldiques de Cranovel, le Seigneur psychokinétique.
Aiken se pencha pour observer attentivement les lampes Tanu qui illuminaient leur propre balcon. Elles étaient faites de verre épais, à facettes, placées dans des niches creusées dans la pierre. Il ne discerna aucun filament ou pièce métallique. Elles étaient froides.
— Bio-luminescence, dit-il. (Il en secoua une.) Vous voulez parier qu’il y a des micro-organismes là-dedans ? Qu’est-ce que Creyn a dit, déjà ? Que ces lampes étaient énergisées par des surplus d’émanations méta ? Oui, c’est logique. Il suffit que les porteurs de torques du dernier échelon génèrent sur une fréquence correcte pendant qu’ils jouent aux échecs, qu’ils boivent de la bière ou qu’ils lisent dans leur bain…
Bryan n’écoutait que distraitement les spéculations d’Aiken. Tout autour d’eux, dans les marais, naissaient les feux de la terre elle-même, lampes fuligineuses de méthane, lucioles tremblotantes qui surgissaient et se répondaient sur leur rythme propre, flammes fantomatiques errant dans les nappes de brume comme les barques des elfes perdus.
— Je suppose que ce sont des insectes ou des émanations de gaz, dit Sukey qui s’était approchée en silence.
— J’entends quelque chose, à présent, souffla Raimo. Mais avec mes oreilles, pas mon esprit. Vous entendez, vous aussi ?
Ils écoutèrent attentivement. Sukey fit une grimace exaspérée.
— Des grenouilles ! Voilà ce que c’est !
A la limite de l’audible, des trilles leur parvenaient, portées par la brise. Bientôt, elles prirent de l’ampleur et ils perçurent des centaines d’accords aigus et complexes, pépiements et tintements de clochettes, stridulations et pizzicati étranges. Quelque part dans le soir, un maestro batracien dirigeait l’immense orchestre des marais. Vinrent les crissements, les appels de bassons, les gargouillis et les jappements. C’était le bruit de la pluie, de cordes pincées entre les roseaux, de guitares cachées dans la vase. Parfois, cela ressemblait au son de la glotte humaine mais, dominant le concert, le coassement énorme du crapeau-buffle était pareil à ce qu’il serait dans six millions d’années, quand il aurait accompagné l’homme dans sa migration vers les étoiles lointaines.
Sur le balcon, les quatre prisonniers qui composaient l’essentiel du public éclatèrent de rire.
— Si les Firvulag se manifestent, en tout cas, remarqua Aiken Drum, nous avons une bonne place au premier rang.
Je crois bien qu’il reste de quoi boire dans cette cruche. C’est frais et sûrement alcoolisé. Je propose de nous asseoir et de nous remonter un peu avant l’arrivée des monstres. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Tout le monde est d’accord, je pense ? fit Bryan.
— Bien sûr !
Ils levèrent tous leur chope et le petit homme en habit doré les remplit avec empressement.
Elizabeth porta la main à son front moite, ouvrit les yeux et poussa un long soupir.
Creyn et un Tanu au visage décharné, en robe jaune froissée, étaient penchés sur elle avec une expression anxieuse. Elle perçut l’attouchement léger de l’esprit de Creyn – question, sollicitude.
Oui. Je les ai séparés. Finalement. Désolé de ma faiblesse mais mon talent s’est rouillé. Maintenant ils vont naître.
Le Seigneur Cranovel de Darask lui transmit sa gratitude.
Et elle ? demanda-t-il. Elle, ma chérie, est-elle sauvée ?
Les femmes humaines sont plus résistantes que les Tanu. Elle se remettra facilement.
Il cria : « Estella-Sirone ! » et courut vers la chambre.
Quelques instants après, ils entendirent les cris du nouveau né et Elizabeth sourit à Creyn. La clarté grise de l’aube filtrait à travers le brouillard, derrière les fenêtres du palais.
— Je n’avais jamais encore pratiqué ce genre de chose. Ces deux esprits non-nés étaient tellement enchevêtrés, tellement antagonistes. Des jumeaux fraternels, bien évidemment… Mais il me semble incroyable qu’une haine aussi franche ait pu…
Une femme Tanu entièrement vêtue de rouge écarta le rideau à cet instant et lança :
— C’est une jolie petite fille ! Le deuxième est un siège, mais cela se passera bien, n’ayez crainte.
Elle s’éclipsa.
Lentement, Elizabeth se leva et gagna la fenêtre. Pour la première fois depuis de longues heures, elle arracha son esprit à la chambre d’enfantement. Oui, les anomalies étaient là, dehors. De plus en plus nombreuses, de plus en plus proches. Elles se pressaient autour du palais avec une avidité atroce. Leurs petits esprits inhumains émettaient une espèce de gazouillement. Mais ils étaient métapsychiquement opérationnels, apparemment, car ils modifiaient leur forme mentale dès qu’elle tentait de les saisir, de les examiner. Ils fuyaient, esquivaient, s’estompaient, disparaissaient pour rejaillir, se déguisaient, se transformaient ou bien ils se fragmentaient en entités séparées avant de se reformer en monstres informes et énormes qui tournoyaient dans le brouillard psychique qui entourait le palais.
Un nouveau cri s’éleva. Celui du second bébé.
L’esprit d’Elizabeth se heurta à celui de Creyn et, dans le même instant, il lui vint une affreuse révélation. Du tissu d’émotions du Tanu lui parvint comme une larme de regret qui se dispersa lentement. Puis, comme d’habitude, la barrière s’abaissa et elle ne perçut plus rien.
Elle courut jusqu’à la chambre et, d’un geste brusque, écarta les tentures. Plusieurs femmes, humaines et Tanu, se penchaient sur la mère. Elle portait un torque d’or. Elle souriait. Cranovel était agenouillé auprès d’elle. Estella-Sirone tenait sa fille contre son sein droit.
La nurse Tanu vêtue de rouge présenta l’autre bébé à Elizabeth. C’était un très petit garçon qui ne devait pas peser plus de deux kilos. Son visage était ridé comme celui d’un vieillard et son crâne hypertrophié était couvert d’une chevelure noire et humide. Il ouvrait de grand yeux et hurlait à pleine gorge. Puis, soudain, sous les yeux d’Elizabeth, il devint flou, se couvrit de poils sur tout le corps, redevint flou et se changea en une réplique parfaite de sa petite sœur blonde et potelée.
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