— C’est un Firvulag, un change-forme, dit la nurse. Depuis le début des mondes, ils sont l’ombre des Tanu. Toujours avec nous, toujours contre nous. Mais la gémellité est heureusement rare. La plupart sont morts-nés et la mère, alors, ne survit pas.
— Qu’allez-vous faire de lui ? demanda Elizabeth.
Horrifiée, fascinée, elle captait l’émanation psychique de l’enfant étranger. Avec toutes ses anomalies, maintenant qu’il était séparé de la structure complexe et normale à la fois de sa sœur Tanu.
La nurse eut un haussement d’épaules.
— Il est attendu par les siens. Comme d’habitude, nous allons le leur donner. Vous aimeriez voir ?
Elizabeth acquiesça, comme en un rêve.
Avec des gestes rapides, la nurse enveloppa le bébé dans une serviette de tissu doux et quitta la pièce. Elizabeth fut presque obligée de courir pour pouvoir la suivre. Elles descendirent les escaliers, dans le silence et la clarté ambrée des luminaires à huile pour parvenir enfin à un cellier. Un couloir humide s’ouvrait dans la muraille extérieure de la cité. Elles le suivirent et débouchèrent dans un bassin fermé où plusieurs barques étaient amarrées. La nurse ouvrit le verrou de bronze qui commandait la grande porte et se tourna vers Elizabeth.
— Maintenant, il faut protéger votre esprit.
Sur ce, elle s’avança sur l’embarcadère enveloppé de rideaux de brume.
La nuit était constellée de lumières qui, très vite, convergèrent sur les deux femmes, dans un silence inquiétant. Puis une lueur verte apparut, qui ne tarda pas à se transformer en une sphère d’environ quatre mètres de diamètre.
Roulant à la surface de l’eau, elle semblait disperser et brûler la brume.
Avec d’infinies précautions, Elizabeth lutta contre l’illusion, déchira l’image et regarda à l’intérieur.
Elle vit un bateau – un bachot à fond plat, plus exactement – et deux êtres : un nain qui tenait la perche et une petite femme aux joues rebondies assise au fond de l’embarcation, un panier couvert sur les genoux.
Vous nous voyez, n’est-ce pas ?
La sphère de lumière parut exploser tout à coup et Elizabeth vacilla sous le choc. Elle eut l’impression que sa langue gonflait dans sa bouche au point de l’étouffer. La peau de ses mains se couvrit de cloques, noircit et se mit à brûler.
Une bonne leçon pour toi ! Et pour le bébé !
— Je vous avais avertie, dit la femme Tanu.
Elizabeth éprouva le contact de ses bras durs, de ses mains fermes. Elle ne distinguait plus qu’une vague boule de feu qui se perdait peu à peu dans la brume. Elle finit par voir ses mains : la peau était normale, sans la moindre trace de brûlure. Et sa langue était libre dans sa bouche.
— A leur façon, les Firvulag sont des métas opérationnels. Pour la plupart, ils se contentent de recevoir et de créer des illusions. Mais des illusions assez solides pour faire basculer dans la folie un esprit non préparé. Nous arrivons à les contenir, généralement – pendant la période du Grand Combat, principalement. Mais ne vous laissez surtout jamais surprendre.
L’enfant avait disparu. La lueur verte s’évanouit et la lueur de l’aube filtra bientôt entre les écharpes de brouillard. Quelques part sur les créneaux, une voix de femme chantait une mélodie ancienne sur des paroles étrangères.
— A présent, dit la nurse, il nous faut rentrer. Le Seigneur et sa Dame vous sont très reconnaissants. Ils souhaitent vous congratuler et vous offrir ensuite quelques mets et rafraîchissements. Il y aura une petite cérémonie familiale pour donner un nom à l’enfant et lui offrir son premier petit torque d’or. Ils aimeraient que vous la teniez dans vos bras. C’est là un grand honneur.
— La marraine des contes de fées, murmura Elizabeth. Quel monde ! Est-ce que vous avez l’intention de lui donner mon nom ?
— Elle en a déjà un. Il est de tradition dans notre peuple de donner à chaque nouveau né le nom d’un d’entre nous qui vient d’être rappelé dans la paix de Tana. Cette fille se nommera Epone. Et le vœu de la déesse est qu’elle connaisse une meilleure fortune que celle qui porta la dernière ce nom.
Anna-Maria venait de regagner la berge du lac. Les fugitifs achevaient de lester la quille des bateaux gonflables.
— J’ai dû donner un calmant à Felice, dit-elle. Elle a failli mettre ce pauvre idiot en pièces.
— Je la comprend, grommela Claude Majewski. Ça m’est venu à l’idée, je dois dire.
Il était occupé à charger du matériel dans les deux plus petites embarcations pendant que Richard achevait de remplir le ballast.
— On dirait que Dougal nous a rendu service sans le vouloir, dit Richard qui avait remis son costume de pirate pour la circonstance. On ne sait pas ce que Felice serait devenue avec un torque d’or autour du cou, non ?
— Ça, c’est vrai, fit Claude à regret. D’un autre côté, nous n’aurions plus à nous en faire à cause des soldats. Parce qu’il est bien certain que nous n’allons pas tarder à en avoir une petite armée sur le dos avant peu… On ne devrait pas être très loin du prochain fort…
— Dès que vous aurez fini, venez me donner un coup de main pour Felice, dit Anna-Maria. Yosh a pris dans les bagages tout ce qui pouvait nous être utile.
— Des armes ? demanda Richard.
— On dirait qu’ils les ont laissées au Château. Mais la plupart des outils étaient là. Aucune carte ni boussole, par contre, j’en ai peur.
Claude et Richard échangèrent un regard.
— Alors, dit le paléontologiste, nous naviguerons à vue. Préparez-vous, Anna-Maria. Nous serons parés dans quelques minutes.
Peu après la bataille, ils avaient tenu une conférence et décidé en commun que l’eau représentait leur meilleur moyen de fuite. Chacun des dinghies des Unités de Survie pouvait porter deux passagers. Les cinq Gitans n’avaient rien voulu entendre des avertissements de Claude concernant les chalikos. Ils avaient décidé de rebrousser chemin pour attaquer le poste du pont suspendu. Pour cela, ils avaient récupéré les armures des gardes abattus ainsi que leurs armes.
Ainsi donc, les fugitifs avaient retrouvé la division des groupes telles qu’elle avait été établie à l’Auberge, avant qu’ils franchissent la Porte du Temps. Claude, le seul d’entre eux à posséder une connaissance suffisante du paysage du Pliocène, avait proposé deux itinéraires possibles. Le premier, le plus court, leur ferait traverser les régions nord-est du Lac de Bresse avant de franchir les canyons qui accédaient aux forêts denses des Vosges. Il présentait l’inconvénient de couper la piste principale qui menait à Finiah sur l’autre berge du lac. Mais, s’ils parvenaient à échapper aux patrouilles montées, ils pourraient atteindre les contreforts des montagnes avant le coucher du soleil et trouver un refuge.
Le second itinéraire devait les mener vers le sud-est, en bateau, à la voile, jusqu’à la rive jurassienne du lac, à quelque soixante kilomètres de là. Ensuite, ils continueraient à pied dans la montagne. Très probablement, ils ne rencontreraient que des régions désertes dans cette direction. Au-delà du Jura, il n’y avait que les Alpes. D’un autre côté, les forts qui entouraient le lac devaient disposer de diverses embarcations. Avec de la chance, les fugitifs pourraient prendre les Tanu de vitesse. Néanmoins, le ciel sans nuage laissait à penser que la brise leur manquerait dans la journée en cas de poursuite. Et si les embarcations tombaient en panne le soir venu, elles attireraient infailliblement l’attention des Firvulag.
Basil, sans la moindre hésitation, avait proposé l’itinéraire à travers le Jura, tandis que Claude, plus conservateur, s’en était tenu aux Vosges. Finalement, l’Alpiniste avait su se montrer plus persuasif et la majorité avait opté pour le nord. Les membres du Groupe Vert, ainsi que Yosh, le Japonais survivant, se dirigeraient vers le sud. Dans les instants qui avaient suivi, les prisonniers avaient récupéré hâtivement leurs bagages sur les chalikos avant de gagner une petite grève, au pied d’une falaise. Déjà, quelques-unes des embarcations déployaient leur voile et Richard s’activait à lester la quille des dernières.
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