Il regagna la grève.
Claude, Anna-Maria et Yosh étaient rassemblés autour de Felice, inconsciente.
— J’ai retrouvé les outils d’ébénisterie de Claude, dit le guerrier japonais. Ainsi que les haches et les couteaux de nos Unités de Survie et de Petite Exploitation. (Il brandit un colis affreusement souillé.) Et là-dedans, il y a un arc et des flèches que les Gitans ont laissés.
— Merci infiniment, Yosh, dit Claude. L’arc peut nous être très précieux. En dehors des rations de survie, nous n’avons guère de réserves alimentaires, et les trousses ne contiennent que des pièges et du matériel de pêche. Ceux qui vont aller avec Basil auront tout le temps de se confectionner des armes nouvelles quand ils atteindront la rive jurassienne. Mais nous serons plus exposés aux poursuites en terrain découvert. Il ne faudra pas nous arrêter et, par conséquent, chasser en route.
— Vous devriez venir avec nous, Yosh, dit Anna-Maria. Vous ne voulez pas changer d’idée ?
— J’ai mon Unité de Survie ainsi que la lance de Tat. Je vais prendre tous les outils que j’ai réussi à rassembler. Mais je n’irai ni avec vous ni avec les autres. (Il montra le ciel où, déjà, tournoyaient des formes noires.) Mon devoir est ici pour l’instant. La Sœur a donné à mon pauvre ami l’Extrême Onction, mais je ne dois pas l’abandonner aux charognards. Quand j’aurai accompli ce que je dois accomplir, je me dirigerai vers le nord, à pied, vers la Marne. Elle se jette dans la Seine et, en suivant la Seine, je rejoindrai tôt ou tard l’Atlantique. Je ne crois pas que les Tanu se lancent sur la piste d’un homme isolé.
— Eh bien… dit Richard d’un ton dubitatif, vous feriez aussi bien de ne pas trop traîner par ici.
Le Japonais s’agenouilla auprès de Felice et ses lèvres effleurèrent son front. Puis il regarda gravement les autres.
— Il faut que vous preniez soin de cette enfant. Elle est folle mais nous lui devons notre liberté et, si Dieu le veut, elle parviendra à ses fins car elle en a les moyens.
— Nous le savons, dit Anna-Maria. Que Dieu vous bénisse, Yoshimitsu-san.
Il se remit sur pied, s’inclina et partit.
— Il est temps d’y aller, dit Claude.
Aidé d’Anna-Maria, il souleva Felice tandis que Richard prenait son casque et ses bagages.
— Je peux gouverner seul, déclara-t-il en arrivant aux embarcations. Mettez Felice avec moi. Vous allez me suivre.
Ils s’éloignèrent du rivage et ne retrouvèrent un peu de calme que lorsqu’ils furent au large. Les eaux du Lac de Bresse étaient froides, d’un bleu opaque, grossies par toutes les rivières furieuses venues des forêts profondes du Jura et des Vosges.
Tournée vers l’arrière, Anna-Maria observait le rivage et la ronde des charognards qui descendaient lentement.
— Claude… j’ai réfléchi. Pourquoi Epone a-t-elle mis si longtemps à mourir ? Elle était atrocement blessée, presque en lambeaux avant que Richard, Yosh et Dougal n’arrivent près d’elle. La souffrance aurait dû la tuer, elle aurait dû être saignée à blanc. Mais non…
— Les gens du fort vous ont dit que les Tanu étaient quasiment invulnérables. Vous pensiez qu’ils mentaient ?
— Je ne sais pas… J’ai supposé que les exotiques pouvaient se servir de leurs pouvoirs coercitifs pour repousser la plupart des attaquants. Mais jamais il ne m’était venu à l’idée qu’un Tanu pouvait survivre à un pareil traitement. Après ce que nous a appris Epone sur leur mode de reproduction, on aurait tendance à les croire presque humains.
— Je connais des humains dépourvus de métafonctions particulièrement résistants. Dans les colonies, j’ai vu des choses qui pouvaient faire croire au miracle. Si l’on tient compte de l’amplification des pouvoirs psychiques due aux torques des Tanu.
— Je me demandais s’ils ne disposaient pas de certains moyens de régénération, ici, dans l’Exil ?
— Oui, on pourrait le penser. Sans doute dans leurs cités. Mais Dieu seul peut savoir à quelles autres technologies ils peuvent avoir recours. Jusqu’à présent, nous n’avons guère vu que les torques et cet espèce de détecteur dont ils se sont servis sur nous, après le passage de la Porte.
— Oui. Ce qui nous amène à la lame mortelle.
Claude ôta sa saharienne qu’il roula en guise de coussin.
— Je ne doute pas que notre camarade Bryan n’en connaisse un rayon à propos des contes de fées et du fer redouté. Sans doute explique-t-il cela par les tensions entre deux cultures : celle du Bronze et celle du Fer… Quoi qu’il en soit, on retrouve de façon presque universelle cette vieille croyance du folklore européen selon laquelle le fer est néfaste et même mortel pour le Peuple Ancien.
— Pour l’amour de Dieu ! s’emporte Anna-Maria. Epone était une créature exotique, pas une elfe !
— Alors dites-moi pourquoi les chiens-ours n’ont pu avoir raison d’elle. Pas plus que l’épée de bronze. Même les membres arrachés elle vivait encore, alors qu’il a suffi d’un seul coup de la lame de fer pour l’achever.
Anna-Maria réfléchit un instant.
— Est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir interférence entre le métal et le torque ? Le sang des Tanu est rouge comme le nôtre, et sans doute aussi riche en fer. Leur organisme, leur esprit sont peut-être réglés de façon tellement sensible sur le torque qu’une masse importante de fer suffit à tout déséquilibrer. Vous vous rappelez Stein avec sa hache de guerre ? Les gens du Château ont eu du mal à l’arrêter. Sur le moment, avec tous ces blessés et ces morts, ça ne m’a pas paru étrange. Mais avec ce que nous avons appris, cela prend un sens.
— Ils nous avaient pourtant fouillé, dit Claude d’un air songeur. Je ne comprends pas comment ils ont pu lui laisser cette hache. Et comment Felice a-t-elle réussi à dissimuler son couteau ?
— Je ne vois pas… à moins qu’ils n’aient été particulièrement négligents. Ou alors le fourreau d’or a trompé le détecteur. Ce qui nous ouvre certaines perspectives…
Claude la regarda longuement, les paupières mi-closes. Il découvrait soudain chez elle une ténacité, une détermination nouvelles et surprenantes.
— On croirait entendre Felice ! J’ai souvent l’impression qu’elle est décidée à éliminer toute la race des Tanu. Elle se fiche vraisemblablement que toute cette planète leur appartienne !
Anna-Maria eut un sourire bizarre.
— Cette planète est à nous. Et dans six millions d’années, nous serons toujours là. Pas eux.
Elle bloqua la barre sous son bras d’un geste décidé et le bateau mit cap à l’est, sa voile gonflée par la brise fraîchissante.
Ils abattirent les voiles et replièrent les mâts auprès d’une île marécageuse avant de couper rapidement des brassées de roseaux et de jeunes saules afin de confectionner un camouflage. Le gouvernail fut remplacé par des rames de godille en décamole qui leur permettraient d’avancer doucement mais discrètement.
Richard protesta :
— Mais il va nous falloir deux heures pour parcourir moins d’un kilomètre !
— Parlez moins fort, dit Claude. L’eau porte les sons. La piste se trouve là-bas, quelque part sur la grève. Et sans doute aussi le fort où nous devions faire halte dans la matinée. Il faut nous montrer prudents, du moins jusqu’à ce que nous soyons sûrs que le rivage est libre.
Richard eut un rire nerveux :
— Le rivage est libre ! Nous sommes hors des eaux dangereuses. Et elles sont probablement infestées de pirates… Je vous remercie pour les clichés.
— Taisez-vous, dit le vieil homme, la voix rauque de fatigue. A partir de là, vous allez me suivre comme un petit marin dans son bateau-jouet.
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