Un brandon jaillit du feu avec un sifflement et tomba devant elle. Elle le piétina consciencieusement.
— Je crois qu’il est temps d’aller dormir. Il faudra nous réveiller tôt pour les essais de Richard.
— Viens, dit Martha à Richard. Allons fait un petit tour avant.
— Gardez vos forces pour demain, dit madame Guderian sans le moindre tact.
— Nous n’irons pas loin, répondit Richard.
Il passa un bras autour de la taille de Martha et, ensemble, ils s’éloignèrent du cercle de clarté. La nouvelle lune s’était couchée et seules les étoiles brillaient au-dessus de la masse sombre du maquis.
— Nous avons eu de la chance, Richard. Nous nous sommes trouvés.
— Oui, chérie, je n’aurais jamais pensé que ça se passerait comme ça.
— Tout ce qu’il te fallait, c’était une fille sexy et rien d’autre.
— Idiote, fit-il en embrassant ses lèvres froides.
— Quand tout sera fini, penses-tu que nous pourrons revenir ?
— Revenir ?
— Après l’attaque de Finiah. Tu sais qu’il va falloir que nous apprenions aux autres à piloter les machines et à les réparer pour que les autres phases du plan Guderian réussissent. Mais nous, nous aurons payé notre dû. Nous pourrions nous faire reconduire ici et…
Elle le regarda et il la prit entre ses bras. Elle était encore trop affaiblie par sa dernière hémorragie et ils ne pourraient pas faire l’amour, encore ce soir. Pourtant, ils avaient passé ces dernières nuits ensemble, enlacés, dans la même cabane de décamole.
— Ne t’inquiète pas, Marty. Anna-Maria te soignera. Nous reviendrons si tu le veux. Nous aurons un planeur à nous et nous trouverons un endroit pour vivre tranquillement. Plus de Tanu, plus de Firvulag ni de Crieurs. Rien que toi et moi. Je te le promets.
— Je t’aime tant. Quoi qu’il advienne, nous serons l’un à l’autre.
Aux premiers rayons du jour, Richard s’éloigna du campement. En s’approchant du planeur, il constata qu’il n’avait pas encore vraiment fière allure, même après avoir été nettoyé.
Il s’installa dans le siège de pilotage et tapota la console comme s’il flattait une monture capricieuse.
— Alors, mon bel avion, tu ne vas pas lâcher le pauvre capitaine, hein ? Pas de coup tordu avec lui. On est ami-ami et on va s’envoler comme un rien, tu vas voir…
Il mit le contact et exécuta la série de manœuvres préliminaires. Le bourdonnement léger des générateurs de champ rho qui s’éleva bientôt sous ses pieds fit naître un sourire béat sous ses lèvres. Il songea à la réaction thermonucléaire qui se développait dans les seize éléments, tissant un réseau subtil d’énergie qui libérerait le planeur de la gravitation. Les voyants étaient tous couleur cyan. Il lança alors l’énergie dans le réseau externe de l’oiseau. Le métal devint mauve pâle sous le soleil à l’instant précis où s’établit la réticulation du champ rho. Les ultimes croûtes de saleté s’écaillèrent et tombèrent et l’enveloppe de céramétal apparut telle qu’elle était à l’origine, noire et lisse, capable d’affronter l’espace.
Il coupa le système environnemental. Des petites lumières gris-bleu lui apprirent que l’appareil protégerait son existence, où qu’il aille. Il soulagea le débit du champ, réduisit l’envergure des ailes au minimum. Inutile de risquer de perdre le contrôle de l’oiseau pour ce premier vol. Il ne tenait pas à se débattre au milieu du ciel comme un canard blessé. De la classe, capitaine Voorheees, se dit-il. De la classe avant tout !
Et allons-y. En douceur. Décolle, mon grand !
Il grimpa en flèche et fit un palier aux alentours de quatre cents mètres. L’écran de l’altimètre ne lui disait pas grand-chose. Mais à l’estime, ça devait être quatre cents. En dessous de lui, le cratère du Ries était une grande soucoupe bleutée. Tout près du rebord occidental, il distinguait de minuscules oiseaux qui semblaient se pencher, prêts à se désaltérer. Ils attendaient poliment. Ils étaient quarante-deux. Il en manquait deux : celui qui avait été détruit par un éboulement, et celui qui manquait. Celui qui volait.
A la première rafale de vent, il maudit ces fichues ailes. Il fallait bouger pour ne pas lui laisser de prise. Figure huit, verticale cinq, arrêt, glissade et plongeon en arc… Bon sang ! Il y arrivait !
Tout en bas, quatre petits points sautillaient sur le sable. Il bascula d’une aile sur l’autre, tant bien que mal, pour leur faire savoir qu’il les avait vus, puis éclata d’un rire joyeux.
— Et maintenant, chers amis, je vous dis bien le bonsoir ! Nous remettrons les rase-mottes à plus tard, si vous le voulez bien. Le vieux capitaine va vous faire quelques démonstrations de machine volante qui ne manqueront pas de vous fasciner ! Et on y va !
Il enclencha le générateur de champ rho à fond et fila droit à la verticale, vers l’ionosphère.
Les volontaires viendraient-ils jamais ? Comme s’écoulaient les derniers jours de septembre et que les préparatifs s’achevaient aux Sources Cachées, cette question devint une obsession pour les hommes de madame Guderian. Son influence – de même que les effets de l’alliance entre Humains et Firvulag – ne s’étendait qu’aux petits villages des Vosges et du haut cours de la Saône, une région qui ne fournirait pas plus de cent combattants. Les communications avec les autres enclaves de Moins-que-rien étaient minimes avec la menace constante des Chasses et des patrouilles de torques gris, des Criards et même de certains sujets rebelles du Roi Yeochee qui se refusaient à cesser de considérer les humains comme du gibier.
Avant de quitter le Haut Vrazel, madame Guderian et le chef Burke avaient discuté de ce problème avec le chef de guerre des change-formes, Pallol-Un-Œil. Ils étaient convenus que le seul espoir de recruter des combattants humains dans des refuges plus lointains dépendait des Firvulag. Seuls les fabricants de mirages pouvaient ramener de petites armées de Moins-que-rien aux Sources Cachées en perspective de l’attaque de Finiah. Mais une chose était certaine : il faudrait plus qu’un simple appel pour sortir les plus sceptiques des humains de leurs montagnes ou de leurs marais – surtout si cet appel leur était délivré par les petits exotiques.
Madame Guderian et Peo avaient enregistré des déclarations sur des plaques-lettres qu’ils avaient confiées à Pallol. Pourtant, il était nécessaire que les messagers Firvulag disposent d’une certaine crédibilité pour cette campagne. Le chef de guerre avait proposé un stratagème que tous, finalement, avaient accepté. Tandis que l’expédition de madame Guderian quittait le Haut Vrazel pour partir en quête de la Tombe du Vaisseau, des équipes de Firvulag auxquelles s’étaient joints les meilleurs conseillers du Roi Yeochee, ceux qui devraient faire office d’arbitres au Grand Combat, partaient vers le sud. Elles avaient pour mission de rameuter tous les Moins-que-rien du monde connu afin qu’ils participent à l’assaut contre Finiah.
Mais le Petit Peuple s’était muni de cadeaux. Et il advint bientôt que certains hameaux des pentes du Massif Central furent visités par des lutins bienveillants. Des humains trouvèrent sur leur seuil des sacs de farine fine, des bouteilles de vin, des pots de miel, des fromages faits à point, des sucreries et autres produits rares. Brebis et chèvres perdues retrouvaient mystérieusement le chemin des étables et les enfants égarés dans la nuit étaient guidés vers la maison par d’étranges papillons lumineux ou bien par des feux follets.
Quelque part dans le Jura, une peau de daim misérablement tannée disparut pour être remplacée par des bottes artistement cousues, des vestes de fourrure et des gilets de peau doux comme de la soie. Loin dans les marécages du Bassin Parisien, les hommes qui pataugeaient dans la boue découvrirent un matin que leurs barques pourrissantes avaient été remplacées par des dinghies en décamole flambant neufs dérobés à des caravanes Tanu. Des chasseurs humains hors-la-loi rencontrèrent de grands filets remplis de gibier d’eau. Très mystérieusement, des capsules d’huile contre les insectes venues tout droit des Unités de Survie, plus précieuses que des rubis, furent déposées sur le rebord de certaines fenêtres des maisons sur pilotis. Dans plusieurs villages, les humains s’étonnèrent de voir leurs tâches accomplies de nuit par des mains invisibles et silencieuses. Des malades furent soignés par des femmes semblables à des elfes qui disparurent avec l’aube. Des objets brisés furent réparés, des saloirs vides furent regarnis, ainsi que des armoires, et les cadeaux continuèrent de pleuvoir pendant des jours.
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