Survolant la partie la plus basse du canyon, l’appareil semblait énorme. Il émanait encore de lui une pâle clarté mauve. Il était descendu du ciel en silence mais dégageait encore un souffle aussi violent que celui d’une tempête qui arrachait les chaumes des toits et avait depuis longtemps dispersé les oies du malheureux Peppino. A présent, il s’était stabilisé à moins de deux mètres au-dessus des plus grands arbres, ses ailes de mouette, son nez bossu et sa queue en éventail nettement dessinés par le réseau ténu de lumière.
— Reculez ! Ne le touchez pas jusqu’à ce qu’on ait dégagé tout le terrain, pour l’amour de Dieu !
Le vieux Kawai, qui avait recouvré soudain tout son sang froid et son efficacité, venait d’envoyer les plus jeunes chercher des seaux d’eau et avait donné l’ordre aux villageois de se protéger sous le camouflage.
Tous, fascinés, contemplaient la machine qui déployait encore un peu plus ses ailes et descendait doucement vers le sol. Elle se dirigea en oblique vers deux sapins entre lesquels la broussaille était un peu moins dense, hésita encore une seconde, puis se posa sur ses longues pattes. Il y eut un sifflement prolongé. Quelques buissons s’enflammèrent et des serpents de fumée se lovèrent autour de son train. Très vite, l’oiseau devint noir.
L’assistance, jusque-là paralysée, éclata en vivas et en applaudissements. Ils se précipitèrent tous sur l’ordre de Kawai pour éteindre les derniers feux allumés par le champ rho, lancèrent des filins et dressèrent des mâts. Çà et là, on entendit des sanglots de joie.
L’habitacle s’ouvrit et l’échelle descendit. Lentement, madame Guderian gagna le sol et Anna-Maria lui dit :
— Bienvenue chez vous, madame.
— Nous avons ramené ce que nous voulions.
— Tout est prêt. Exactement selon votre plan.
Miz Cheryl-Ann, qui avait cent trois ans et était presque aveugle, prit les mains de madame Guderian et les embrassa, mais celle-ci ne parut pas s’en apercevoir. Felice et Richard descendaient la civière de Martha.
— Ma Sœur, fit simplement madame Guderian, on a besoin de vous.
Puis, elle se dirigea vers sa maison. Anna-Maria s’agenouilla et prit la main osseuse de Martha. Richard demeura immobile auprès d’elle, les poings serrés, les larmes coulant sur ses joues brûlées par le soleil.
— Elle n’a pas voulu rentrer avant que la Lance n’ait été prête. Et maintenant, elle a perdu presque tout son sang. Anna, il faut la sauver.
— Venez avec moi, dit la nonne.
Et, portant la civière, ils suivirent madame Guderian tandis que Claude s’occupait du planeur.
Peu avant l’aube, Anna-Maria célébra une messe pour la bataille, puis madame Guderian lança un énigmatique message télépathique à Pallol, lui assurant que la flotte d’invasion était prête à profiter du bombardement de Finiah. Le soleil se lèverait avant une heure et, s’ils suivaient leur habitude, le Seigneur Velteyn et sa Chasse Volante seraient bientôt de retour dans leur repaire.
Claude marchait à l’arrière de la procession. Il se dirigeait vers l’appareil et Felice s’attachait à ses pas. Elle avait remis sa splendide tenue de hockey d’anneau qui avait été réparée par les artisans du vieux Kawai.
— Claude, je ne prendrai pas de place. Et je jure que je ne dirai pas un mot pendant tout le vol ! Claude, il faut que je vienne avec vous. Je ne peux pas attendre que vous reveniez. Et si vous ne revenez pas, hein ?
— Si Velteyn nous descend, vous vous écraserez avec nous.
— Mais vous pourriez me poser à l’extérieur de la ville. Devant la deuxième brèche. Je pourrai attaquer avec les Firvulag de la deuxième vague. Claude, je vous en prie !
— La Chasse nous aura déjà repérés. Nous poser serait un suicide. Et il n’est pas question de nous suicider, pas plus pour Angélique que pour moi. Finiah n’est que le début de notre guerre. Et Martha est une raison de vivre pour Richard.
On ôtait les filets de camouflage. Des bougies et des torches luisaient dans l’ombre.
— Claude, je pourrais vous être utile pour la Lance. Vous savez que cet engin est lourd.
Elle s’accrocha à lui et il la saisit brusquement par les épaules.
— Ecoutez-moi, ma fille ! Richard n’a pas dormi depuis vingt-quatre heures et il est à moitié fou de chagrin et d’inquiétude pour Martha. Même avec la transfusion qu’elle a subie, Anna-Maria lui donne une chance sur deux de vivre. Peut-être moins. Et Richard va partir pour la bataille avec deux vieux croûtons. Une bataille dont dépend le futur de l’humanité au Pliocène ! Vous savez ce qu’il pense de vous. Si vous veniez avec nous, ce serait trop pour lui. Vous dites que vous vous tiendrez tranquille, mais je suis bien certain que vous ne pourrez pas vous retenir quand ça éclatera de partout. Alors, vous restez ici. Nous, on va faire notre boulot et, si on le peut, on reviendra et en vitesse. Avec un peu de chance, on réussira à tromper Velteyn. Au retour, on vous prendra, et je vous promets que vous serez dans la bagarre moins d’une heure après l’assaut.
— Claude… Claude…
Il y avait de la panique, de la fureur et du chagrin dans les yeux qui le regardaient, de part et d’autre de la visière en T du casque d’hoplite.
Il se dit qu’elle allait bondir sur lui, qu’elle allait l’assommer et se battre pour prendre sa place dans le planeur. Puis des larmes apparurent dans les grands yeux bruns.
— Oh, Claude, fit-elle encore, puis elle se retourna et repartit en courant vers le village.
Il ne put s’empêcher de soupirer.
— Tenez-vous prête ! lança-t-il.
Le grand oiseau noir quitta presque furtivement son nid. Il monta lentement dans le ciel mauve comme au long d’une invisible cheminée et atteignit en douceur l’altitude de cinq mille mètres. Angélique Guderian se tenait à côté de Richard, la main crispée sur son torque d’or. Richard portait sa vieille tenue de navigateur spatial.
— Est-ce que vous nous cachez, madame ? demanda-t-il.
— Oui, souffla-t-elle.
C’était la première parole qu’elle prononçait depuis le décollage.
— Claude ! Vous êtes prêt ?
— A vos ordres, fiston !
— C’est parti !
Quelques secondes plus tard, ils ouvrirent le sabord. Ils étaient à la verticale d’un essaim de joyaux microscopiques qui avait à peu près la forme d’un têtard dont la queue était reliée à la rive est du Rhin.
« Ma parole, on dirait bien le Kaiserstuhl ! » se dit Claude.
A une vitesse subsonique, le planeur descendit sur l’objectif. Le nuage de cristaux devint une île de lumières. Ils étaient maintenant à moins de deux cents mètres au-dessus de la capitale Tanu.
— Allons-y, dit Richard.
Claude souleva la Lance et effectua une première visée sur la ligne de lucioles qui marquait la muraille de la rive rhénane. Quelque part en bas, dans les écharpes de brume du fleuve, les bateaux Firvulag attendaient, chargés de troupes humaines et exotiques.
« N’appuie surtout pas, vieux ! se dit-il. Tu ne vas quand même pas faire bouillir tes copains ! »
Il souleva le capot de la deuxième détente et visa longuement.
Il appuya.
Un trait de lumière verte jaillit sans un son.
Tout en bas, une fleur orange s’épanouit. Mais les points lumineux, sur la muraille, ne bougèrent pas.
— Merde ! lança Richard. Manqué ! Redressez, bon Dieu !
Calmement, Claude visa à nouveau, pressa la détente et, cette fois, il fit naître une nappe de feu rouge sombre. Une dizaine de torchèrent disparurent.
— Ça y est ! Refaites-nous ça, petit Claude !
Le planeur pivota sur son axe vertical et Claude braqua la Lance à la naissance de la queue du têtard. Cette fois, il tira trop haut. Il recommença, et manqua sa cible de plusieurs degrés en dessous.
Читать дальше