Deux heures après l’aube, le front de l’ouest fut enfoncé près des jardins du dôme des plaisirs, à la lisière du quartier Tanu.
Bien des fois, Moe Marshak avait rempli son carquois avec les flèches de ses camarades morts. Très vite, il avait écrasé le cimier de son casque de bronze, puis s’était roulé dans la boue afin de camoufler l’éclat de sa cuirasse. Contrairement à ses compagnons malchanceux, il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre que les Firvulag étaient capables d’intercepter les communications télépathiques et il avait cessé d’appeler ses officiers pour connaître leurs ordres. Il allait seul, faisant taire son esprit, à l’écart des Firvulag, tirant sur les Moins-que-rien qu’il rencontrait, évitant les ramas hystériques et les non-combattants. Il avait dû abattre une quinzaine d’assaillants, plus deux civils sans torque qu’il avait surpris en train de dépouiller un torque gris de ses armes.
Il se glissa sous le vaste porche qui accédait au dôme des plaisirs.
Dans la seconde suivante, il se produisit un événement à l’intérieur du bâtiment. A moins de cinq mètres de distance, une double porte en verre fut réduite en miettes. Il y eut des cris et un grondement sourd. Des mains couvertes de bagues luttèrent avec la serrure fracassée. D’où il se trouvait, Marshak ne parvenait pas à voir vraiment les gens bloqués à l’intérieur mais leurs cris d’épouvante et de désespoir perçaient à la fois ses tympans et son esprit, tout comme le bruit affreux de la chose qui les traquait.
— Au secours ! La serrure est bloquée ! Il arrive !
Au secours ! AU SECOURS !
Marshak sentit l’emprise coercitive d’un seigneur Tanu sur son esprit. Son torque gris le força à obéir. Quittant son refuge, il se précipita en avant. De l’autre côté de la porte, poussant sur les montants de cuivre tordus, il vit trois femelles du dôme et leur client, un grand Tanu que ses vêtements violets et or désignaient comme étant un représentant de la Guilde des Réceptifs. Il ne possédait sans doute pas le potentiel coercitif ou psychokinétique qui lui aurait permis de lutter contre la chose qui se tenait à quelques distance, prête à frapper. Le Firvulag avait revêtu l’apparence d’un gigantesque insecte aquatique aux mandibules pareilles à des rasoirs. La tête, posée sur le long corps segmenté, devait faire plus d’un mètre de large. La créature semblait emplir tout le couloir et dégageait une odeur affreuse.
— Louée soit Tana ! lança le Tanu. Vite, mon homme ! Vise le cou !
Marshak leva son arc, se plaça de façon à éviter les femmes frénétiques, et tira. Le carreau s’enfonça presque sur toute sa longueur entre les deux plaques de chitine qui se trouvaient derrière les mâchoires. Marshak reçut à pleine force le hurlement télépathique du Tanu. Sans se hâter, il décocha deux autres projectiles dans les yeux orange de la bête qui, alors, perdit sa substance… pour n’être plus qu’un nain en armure d’obsidienne étendu mort sur le sol, la gorge et les orbites percées.
Le soldat se servit de son épée en vitradur pour achever d’ouvrir le battant. Une onde de plaisir parcourut les nerfs de ses hanches : le Tanu le remerciait. Marshak le salua, le poing droit contre son cœur.
— Je suis à votre service, Haut Seigneur !
— Où devons-nous aller ? Le chemin de la maison de Velteyn est barré.
L’expression du Tanu révélait qu’il sondait, affolé, dans toutes les directions.
— En tout cas, on ne peut pas rentrer, dit la plus mignonne des créatures du dôme, une fille noire à la voix douce et aux courbes exquises.
— Seigneur Koliteyr, implora une blonde, il faut nous sauver !
— Silence ! J’essaie d’appeler, mais personne ne répond à mes ordres !
La troisième fille, toute frêle, avec de grands yeux vides, ses vêtements lacérés, se laissa tomber sur le sol en sanglotant.
— Le dôme est encerclé ! lança Koliteyr. Je… Les Chevaliers de Velteyn sont au cœur de la bataille ! Ah ! Les envahisseurs battent en retraite devant la force coercitive des chevaliers Tanu ! Que la Déesse soit louée, ils sont bien plus forts que moi !
Un fracas formidable secoua le dôme. De nouveaux cris s’élevèrent, des bruits de verre brisé. Puis un grondement sourd, rythmique.
— Ils arrivent ! Les monstres sont là !
Une fois encore, la blonde éclata en sanglots hystériques.
— Soldat, il faut que tu nous guides ! (Le Tanu fronça les sourcils et secoua la tête, comme pour éclaircir ses pensées.) Oui, conduis-nous à la Porte Nord. Il doit y avoir un bateau à quai…
Mais il était trop tard. Une vingtaine de Moins-que-rien traversaient le jardin, piétinant les fleurs, sous la conduite d’un humain à peau rouge d’une stature impressionnante.
Les mains de Marshak s’immobilisèrent au-dessus de son carquois. La plupart des ennemis avaient des armes pareilles à la sienne, et prêtes à tirer.
— Rends-toi ! lança Peopeo Moxmox Burke. Nous accordons l’amnistie à tous les humains qui rejoignent librement nos rangs !
— Reculez ! cria le Tanu Je vais vous griller l’esprit ! Vous rendre fous !
Le chef Burke sourit. Son visage peint, sous ses cheveux gris hirsutes, était une menace plus redoutable que les illusions Firvulag. Et le Tanu comprit que bluffer était inutile, tout comme il sut avec certitude que, pour ceux de sa race, il n’y aurait pas d’amnistie.
Il essaya de s’enfuir, tout en ordonnant à Marshak de se défendre jusqu’à la mort. Le tomahawk jaillit de la main de l’Indien et vint lui trancher le crâne avant qu’il ait fait deux pas.
Marshak se détendit. Il laissa tomber son arc et ses flèches sur les dalles et, en silence, regarda s’approcher les Moins-que-rien.
Durant la réunion qu’il avait eue avec les Moins-que-rien avant la bataille, Sharn-Mes avait compris l’importance stratégique des mines de baryum pour les humains. L’humiliation de l’Ennemi haï passait après la totale destruction des mines et l’anéantissement du personnel. Il était vital pour le plan de madame Guderian que la fabrication des torques fût interrompue.
Peu avant midi, alors que Sharn faisait une pause en compagnie de Bles et Nukalavee dans un poste de commandement provisoire généreusement ravitaillé en bière, un éclaireur Firvulag arriva avec des nouvelles importantes. Le Puissant Ayfa et l’Ogresse avaient victorieusement pénétré dans la cité par la brèche orientale et investissaient à présent le secteur des mines. Ils avaient pu constater que la roche liquéfiée par le tir de la Lance avait obturé l’entrée des puits, enterré la raffinerie principale et tout le complexe qui abritait les travailleurs humains ainsi que les ramas. Le flot s’était partiellement répandu dans les rues de la ville haute avant de se solidifier. Mais le bâtiment administratif des mines, où se trouvait stocké le baryum raffiné, tenait encore bon. Il était entièrement cerné par la lave de l’éruption volcanique. Des ingénieurs Tanu se trouvaient encore à l’intérieur et, parmi eux, un créatif de premier rang. Ayfa et son groupe de combat avaient eu un échantillon de sa puissance. Un seul jet de psychoénergie avait réduit en cendres l’une des ogresses et manqué de peu l’Epouvantable Skathe. Elle avait aussitôt mis en place un bouclier psychique pour permettre aux autres de se replier en désordre.
— Et depuis, conclut l’éclaireur, la Puissante Ayfa attend vos suggestions, Grand Capitaine…
Bles eut un rire ironique et ingurgita une bonne moitié de sa chope.
— Ah… Allons donc aider ces chères dames à sauver leur honneur.
— Leur honneur, mes couilles ! brailla Nukalavee. Si cet Ennemi a réussi à repousser Skathe, il est un adversaire digne de nous. Il faut le combattre à distance. Et nous perdrions notre puissance rien qu’en dressant des écrans. Ce qui ne nous laisserait que peu de réserve pour l’attaque.
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