Velteyn, qui observait la scène du haut du ciel, assista impuissant aux premières secondes du massacre. Puis il lança son chaliko volant vers le sol, projetant toute la force de sa psycho-énergie sur l’adversaire.
— Abandonnez vos montures ! cria-t-il. Tous à pied ! Créatifs ! Psychokinétiques ! Protégez vos camarades ! Et vous, les coercitifs, obligez les torques à tenir bon ! Attention au métal-sang !
Les abords du palais de Velteyn n’étaient plus désormais qu’une mer houleuse de corps furieux. Lorsque les écrans mentaux Tanu et Firvulag s’affrontaient, des éclairs d’un rouge terne jaillissaient. Ensuite, les combattants en venaient au corps à corps. Quant aux Moins-que-rien, leurs lames de fer frappaient perfidement à la moindre occasion. Pour les Tanu, la plus infime entaille signifiait la mort. Bien sûr, les humains torqués eux aussi pouvaient être blessés par le fer, mais rarement de façon mortelle. Velteyn s’émerveilla de voir les torques d’or s’emparer parfois d’armes de fer pour les retourner contre les Firvulag.
Malheureusement, il n’en était pas de même des gris et des argent. La discipline et l’emprise du torque semblaient diminuer au fur et à mesure que s’estompait la force coercitive des Tanu. Les servants des exotiques semblaient désemparés par la vision de tous ces corps de chevaliers Tanu gisant sur le sol. Et les Firvulag tout comme les Moins-que-rien profitèrent du flottement pour décimer un peu plus leurs adversaires.
Trois heures durant, Velteyn survola la bataille. Il n’était visible qu’au regard des siens, dirigeant la défense de l’ultime rempart de la Cité des Lumières. Si seulement il pouvait tenir jusqu’à l’aube, jusqu’au début de la Trêve ! Mais, comme le ciel pâlissait au-delà du massif de la Forêt Noire, deux nouveaux groupes de combat, menés par Bles Quatre-Crocs et Nukalavee firent une percée et atteignirent la porte.
— En retraite ! cria Velteyn. Repliez-vous et défendez la porte !
Les chevaliers aux armures de gemmes firent de leur mieux et leurs épées taillèrent de sanglants sillons dans les rangs de nains et d’humains. Mais, imparables, les pointes de fer trouvaient le chemin d’une gorge ou d’une poitrine et, l’un après l’autre, les chevaliers furent rappelés auprès de Tana.
Submergé par la fureur et le chagrin, Velteyn fit entendre un grand cri. La porte de son palais cédait. Il ne pouvait plus qu’évacuer les non-combattants par le toit avec l’aide de Sullivan-Tonn, ce petit humain aux pouvoirs P K. Si Tana le voulait, ils pourraient encore à deux sauver les quelque sept cents civils Tanu pendant que les chevaliers portaient leurs derniers coups.
Si seulement il pouvait trouver la mort à leurs côtés ! Mais ce recours était interdit au Seigneur de Finiah, même au plus cruel de l’humiliation. Il devait vivre. Vivre pour tout expliquer à son Roi.
Peopeo Moxmox Burke s’était allongé sur le parapet du toit de la maison de Velteyn. Gert, Hansi et quelques autres Moins-que-rien battaient les buissons à la recherche d’éventuels Tanu cachés. Mais ils ne trouvèrent que les biens que les fugitifs avaient laissés dans leur fuite : sacs de bijoux, capes brodées, flacons de parfums brisés, ainsi qu’un gantelet de rubis.
— Aucune trace, chef, dit Hansi.
— Fouillez toutes les pièces, ordonna Burke. Et aussi les oubliettes. Si vous rencontrez Uwe ou Black Denny, envoyez-les-moi. Il va falloir que nous coordonnions le pillage.
Les hommes s’élancèrent dans l’escalier de marbre. Burke leva une jambe et examina sa blessure. Les effets de l’anesthésiant s’étaient dissipés et il avait un mal de chien. Une longue estafilade marquait son dos et une bonne cinquantaine de petites blessures et de coups commençaient à se manifester, à présent que ses muscles refroidissaient. Mais, l’un dans l’autre, il s’en était plutôt bien tiré. Et il souhaitait ardemment que toute l’armée des Moins-que-rien soit dans la même condition que lui.
L’un des fugitifs avait laissé derrière lui un panier rempli de petits pains et de bouteilles de vin. Avec un soupir, le chef entreprit de boire et de grignoter un peu. Dans les rues de la cité, les Firvulag regroupaient leurs morts et leurs blessés et formaient déjà de longues processions qui se dirigeaient vers le Rhin. Les lampes des petites embarcations formaient une guirlande sur l’eau. Le repli des troupes Firvulag avait commencé, en prévision de l’aube. Dans les ruines de la cité, en divers endroits, des loyalistes humains poursuivaient une résistance désespérée. Madame Guderian avait mis en garde Burke : les esclaves humains de Finiah pourraient bien être moins reconnaissant qu’il le croyait envers leurs libérateurs. Comme d’habitude, elle avait eu raison.
Avec un nouveau soupir, il finit son vin, s’étira et entreprit d’ôter son tatouage de guerre avec une écharpe Firvulag abandonnée là.
Moe Marshak fit plusieurs pas en avant dans la file.
— On ne pousse pas, mon gros, railla la ravissante fille noire du dôme.
Ses deux compagnes étaient depuis longtemps parties à bord d’un des bateaux qui faisaient la navette entre Finiah et les Vosges. Les Moins-que-rien avaient tenu leur promesse d’amnistie, dans un premier temps pour les humains qui, comme les deux filles, ne portaient pas de torque. Pour les autres, il y avait procès.
Marshak, bien entendu, connaissait tout des activités de ce conseil de guerre en campagne. Il était en communion télépathique avec tous les torques gris qui ne fermaient pas délibérément leur esprit comme la fille noire. En partant, les Tanu, dispensateurs de souffrance et de plaisir avaient émis un puissant flux d’adieu, une onde douce et caressante qui avait imprégné tous les nerfs de ceux qui leur avaient été fidèles jusqu’au bout, et les prisonniers torqués attendaient maintenant de connaître leur sort avec une sorte de joie sereine. Ils parvenaient même à se réconforter les uns les autres. Seuls ceux qui le désiraient restaient seuls.
Quand la fille noire comparut devant les juges, ses yeux étincelèrent. Elle répondit aussitôt à la question :
— Oui ! Oh, oui ! Faites-moi redevenir moi-même !
Des gardes Moins-que-rien l’entraînèrent alors hors de la salle. Les autres torques gris, affligés par le choix de leur sœur, sondèrent une dernière fois ses pensées. Elle mit sa tête sur le billot. On posa le ciseau de fer sur le torque et le maillet s’abattit.
Il n’y eut plus que le silence.
C’était à présent au tour de Marshak. Comme en un rêve, il dit son nom, quelle avait été sa fonction dans le Milieu, la date de son passage par la Porte du Temps. Le juge le plus âgé prononça alors la formule :
— Moe Marshak, en tant que porteur d’un torque gris, vous avez été au service d’une race exotique et forcé à collaborer à l’esclavage de l’humanité. Vos maîtres Tanu ont été vaincus par l’alliance des Humains et des Firvulag. En tant que prisonnier de guerre, vous avez droit à l’amnistie à condition d’accepter de vous défaire de votre torque. Si vous refusez, vous serez exécuté. Veuillez faire votre choix.
Il choisit.
Chaque fibre nerveuse de son corps parut s’enflammer. Les esprits frères l’enveloppèrent d’un doux tissu de consolation. Il réaffirma l’unité et la joie qui déferla dans son corps effaça tout autre sensation. Il sentit à peine les mains qui l’agrippaient, qui l’entraînaient, la lame qui pénétrait jusqu’à son cœur, le linceul glacé des eaux du Rhin.
Dans la petite chapelle en bois des Sources Cachées, Martha reposait. Et Richard, qui la regardait, la voyait au travers d’une brume rouge. Pourtant, Anna-Maria lui avait affirmé que son œil droit était pratiquement intact.
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