Finalement, lorsque les messagers Firvulag se présentèrent ouvertement et exposèrent à ceux qu’ils rencontraient le plan de madame Guderian (connu, bien entendu, de tous les fugitifs), ils trouvèrent en face d’eux des Moins-que-rien qui étaient prêts à les écouter. Moins nombreux, évidemment, furent ceux qui acceptèrent de répondre à l’appel aux armes. Si l’on exceptait les éternels égoïstes, les refuges et villages Moins-que-rien comptaient un certain nombre de handicapés et de malades mentaux. Mais les mieux portants, les plus courageux, les plus idéalistes furent subjugués par la seule idée de porter un coup au pouvoir des Tanu. D’autres suivirent dès qu’il fut fait allusion, discrètement, à d’éventuels pillages. Quand les émissaires Firvulag revinrent, les gens des Sources Cachées furent enthousiastes car ils ramenaient avec eux un total de quatre cents recrues venues d’endroits aussi lointains que Bordeaux, Albion et les estuaires de la Mer d’Anvers. Accueillis au nom de la Libre Humanité, ils suivirent une brève période d’entraînement et furent équipés d’armes en bronze et vitradur. Il avait été convenu qu’aucun des nouveau-venus n’apprendrait rien à propos du fer avant le jour J. Et seuls les combattants les plus aguerris se verraient confier les nouvelles armes.
La zone de regroupement, dans la vallée du Rhin, en face de Finiah, fut définitivement prête au milieu de la dernière semaine de septembre. Des combattants Moins-que-rien et un contingent de Firvulag parmi les plus vigoureux se tinrent prêts à franchir le fleuve sur des embarcations légères fournies par le Petit Peuple. Les bateaux n’apparaîtraient que comme autant de flocons de brume, du moins aussi longtemps que les esprit Tanu les plus puissants ne tenteraient pas de les sonder. Un autre élément Firvulag se trouvait en attente sur une deuxième position, plus en amont, prêt à frapper dès que les murs de la cité seraient abattus, de l’autre côté de Finiah, à l’opposé de la zone principe d’assaut.
Les objectifs et les tactiques avaient été définis et la logistique était prête. Il ne restait qu’à attendre l’arrivée de la Lance de Lugonn.
— Ce soir, la Chasse est de sortie, Peopeo Moxmox Burke.
Il faisait très sombre dans le marais entre les cyprès depuis que la lune s’était couchée. Le chef Burke braqua sa lunette de nuit en direction du fleuve. Comme toujours, la cité Tanu perchée à la pointe de la péninsule, ruisselait de lumières multicolores. Pallol-Un-Œil avait déjà surpris ce que le chef voyait à présent : une procession scintillante qui s’élevait du plus haut parapet de la Maison Velteyn. Qui montait en spirale vers le zénith. Même à cette distance, le chef Burke distinguait les cavaliers de la Chasse Volante. Sur leurs grands chalikos blancs, les Tanu en armure à facettes semblaient renvoyer tous les reflets de l’arc-en-ciel sur la ville.
Les jambes des montures battaient à l’unisson comme si elles escaladaient réellement le ciel. Vingt-deux cavaliers quittaient Finiah et celui qui les conduisait portait une longue cape qui formait derrière lui comme la queue d’une comète vaporeuse. Burke entendit alors les notes estompées de la trompe.
— Ils vont vers le sud, Chef-de-guerre, dit Burke.
Pallol-Un-Œil acquiesça. Il avait vécu six cents hivers sur son monde natal et plus d’un millier d’orbites sur la Terre du Pliocène. Il était plus grand que l’Indien et presque deux fois plus large, pourtant il se déplaçait avec la souplesse dangereuse des grandes loutres de la jungle dont il prenait souvent la forme. Son œil droit était un disque d’or à l’iris rouge rubis, alors que le gauche était dissimulé par un bandeau de cuir noir incrusté de pierres. On disait que lorsqu’il ôtait son bandeau pendant la bataille son regard devenait aussi redoutable que l’éclair, c’est-à-dire que son potentiel de créativité mentale destructrice transcendait celle des autres Firvulag et des Tanu. Mais Pallol n’était plus qu’un ancien irascible et, depuis plus de vingt ans, il refusait de souiller son armure d’obsidienne au Grand Combat, car il ne supportait plus de voir son peuple ainsi humilié depuis aussi longtemps. Le plan de madame Guderian pour venir à bout de Finiah l’avait vaguement amusé et il avait accepté de jouer un rôle parmi les Firvulag quand Yeochee et le jeune champion, Sharn-Mes, avaient décidé de soutenir la cause des Moins-que-rien. Pallol avait promis de les faire profiter de ses conseils de chef-de-guerre et il avait tenu parole. Mais il était peu probable qu’il joue un rôle personnel dans ce qu’il appelait « la petite guerre de la petite dame ». Mais il était tout aussi improbable que l’attaque soit lancée si madame Guderian ne ramenait pas la Lance avec elle. Et même avec la Lance, se disait Pallol, comment les humains pouvaient-ils donc espérer vaincre les braves de Velteyn ? Une telle arme était faite pour un héros ! Et les héros avaient disparu avec les récentes générations…
— Maintenant, ils franchissent le Rhin. Ils se dirigent vers l’ouest, vers la Trouée de Belfort, dit Burke. Ils vont sans doute escorter la dernière caravane du Château de la Porte avant la Trêve.
Pallol, une fois de plus, acquiesça en silence.
— Les Tanu ne peuvent s’être doutés de nos préparatifs, Chef-de-guerre. Nous n’avons pas commis la moindre erreur.
Cette fois, Pallol émit un rire rauque, irritant.
— Finiah brille au-dessus du fleuve, Maître-des-humains. Ne te réjouis pas trop vite. Madame Guderian ne reviendra pas et tout son beau plan pour abattre l’Ennemi au torque ne vaudra plus rien.
— Peut-être, Chef-de-guerre. Mais même si nous ne nous battons pas, nous avons jusqu’à présent accompli certaines choses dont jamais nous n’aurions osé rêver. Près de cinq cents Moins-que-rien se sont retrouvés pour lutter pour la cause commune. Il y a seulement un mois, cette idée aurait paru absurde. Nous étions dispersés, nous avions peur, et surtout, nous n’avions que peu d’espoir. Mais ce n’est plus le cas à présent. Nous savons qu’il existe une chance pour que nous brisions le joug des Tanu. Et avec l’aide des Firvulag, nous y parviendrons sans doute plus vite. Mais même si vous rompez notre alliance, même si madame Guderian ne rapporte pas la Lance cette année, nous attaquerons à nouveau. Non, les humains ne retourneront plus se cacher comme des animaux farouches. Plus jamais. Si l’expédition de madame Guderian a échoué, d’autres repartiront en quête de la Tombe. Ils trouveront cette arme antique et ils la feront fonctionner. Et même si ceux-là échouent à leur tour, nous trouverons bien d’autres armes pour frapper les Tanu et renverser leur esclavage.
— Tu veux dire que vous allez vous servir du métal-sang ? demanda Pallol.
Le chef Burke demeura silencieux durant plusieurs secondes.
— Vous connaissez le fer ?
— Les sens des porteurs de torques sont peut-être si souffreteux qu’il leur faut des machines pour sentir le métal de mort, mais pas ceux des Firvulag. Tout votre camp empeste le fer.
— Nous ne nous en servirons pas contre nos amis. A moins que vous ne pensiez à nous trahir. Les Firvulag sont nos alliés, nos frères d’armes.
— L’Ennemi Tanu est notre frère véritable et, pourtant, notre destin est de l’affronter éternellement. Comment pourrait-il en être autrement entre les Firvulag et l’humanité ? Cette Terre vous appartiendra un jour, vous le savez. Je ne crois pas que l’humanité se satisfera de la partager avec nous. Jamais vous ne nous traiterez en frères. A vos yeux, nous serons des intrus, toujours, et vous chercherez à nous détruire…
— Je ne peux parler que pour moi, dit Burke. Ma tribu, les Wallawalla, s’éteindra avec moi. Mais aussi longtemps que je serai le général des Moins-que-rien, Pallol-Un-Œil, aucun d’eux ne trahira les Firvulag amis. Je le jure par mon sang, qui est aussi rouge que le vôtre. Quant à être frères… c’est une question que je me pose encore. Il existe tant de relations différentes entre les êtres…
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