— J’ai du poisson, annonça Martha. Richard fait son travail de navigateur. Angélique et moi, on va faire griller ça. Et vous deux, vous allez ramassez des ajoncs bien tendres.
— D’accord, soupirèrent Claude et Felice.
Ils allumèrent un feu près d’un grand bosquet d’arbres. Non loin de là coulait une source surgie d’un creux de granité qui se perdait dans un trou boueux tout empli de minuscules papillons jaunes.
Le parfum des petits saumons grillés vint bientôt chatouiller les narines des cueilleurs d’ajoncs.
— Allez, Claude, venez, dit Felice en rinçant sa récolte. Je crois que nous en avons suffisamment.
Le paléontologue resta immobile, de l’eau jusqu’aux genoux, prêtant l’oreille.
— Je crois que j’ai entendu quelque chose, dit-il. Ce ne sont peut-être que des castors.
Ils regagnèrent la berge. Leurs bottes étaient encore là. Mais pas exactement où ils les avaient laissées.
— Regardez, fit Claude en se penchant sur le sol humide.
— Des petits pieds ! s’écria Felice. Bon sang, vous croyez qu’il y a des Hurleurs ou des Firvulag dans le coin ?
Ils retournèrent en courant vers les autres. Madame Guderian sonda les environs et déclara qu’elle ne percevait pas la moindre trace d’Exotiques.
— C’est très probablement un animal, fit-elle, qui laisse des empreintes comme celles d’un bébé. Peut-être un petit ourson.
— Au Pliocène, les ours étaient rares, dit Claude. C’est plus probablement… Oh, non : quoi que ce soit, c’est trop petit pour représenter un danger.
Richard revenait, rangeant calmement son sextant, sa carte et son carnet dans son sac.
— Nous sommes tout près, annonça-t-il. Si nous ne perdons pas de temps cet après-midi, nous devrions être là-bas tôt demain.
— Assieds-toi et goûte ce poisson, dit Martha. Tu n’as pas l’eau à la bouche ? On dit que le saumon est le seul poisson assez nourrissant pour constituer un régime permanent. C’est très riche en protéines, tu sais… (Elle se passa la langue sur les lèvres, puis émit un cri étranglé.) Ne… ne vous retournez surtout pas. C’est… Il y a un rama sauvage juste derrière vous.
— Non, Felice ! lança immédiatement Claude à l’adresse de Felice qui s’apprêtait à bondir. Il est inoffensif. Retournez-vous tous. Très doucement.
— Il tient quelque chose, remarqua Martha.
La petite créature à la toison fauve se tenait au pied des arbres. Elle tremblait mais son expression traduisait à l’évidence une certaine détermination. Elle avait la taille d’un enfant de six ans et ses mains et ses pieds étaient tout à fait humanoïdes. Elle tenait deux gros fruits grumeleux, vert bronze, striés d’orange pâle. Sous le regard stupéfait des voyageurs, la ramapithèque s’avança, posa les fruits sur le sol, et recula.
Avec d’infinies précautions, Claude se leva. Le petit anthropoïde battit en retraite de quelques pas.
— Hello… comment allez-vous mademoiselle dont j’ignore le nom ? dit Claude, d’une voix très douce. Heureux de vous avoir à notre table. Comment va la petite famille ? Il fait sec, n’est-ce pas ? Ça devient difficile de se régaler, pas vrai ? Un petit peu de graisses et de protéines, ça ne ferait pas de mal, non ? Parce que les écureuils, les souris et les sauterelles ont gagné les hautes vallées ? C’est bête de ne pas les avoir suivis.
Il se pencha pour prendre les fruits. Des melons ? Des papayes ? Il les posa près du feu, prit deux saumons et les enveloppa dans une feuille. Il revint les poser à l’endroit exact où s’étaient trouvés les fruits et reprit sa place auprès du foyer.
La ramapithèque s’approcha, tendit une main, toucha la tête d’un poisson, se lécha le doigt et, avec un gloussement rauque, plissa sa lèvre supérieure.
Felice répondit à son sourire. Elle prit son poignard et s’en servit pour couper en deux l’un des fruits. La pulpe était d’un jaune rose délicat et le parfum délicieux. Felice goûta avec un murmure appréciateur.
La rama gloussa à nouveau, prit les saumons, grimaça un nouveau sourire et regagna l’abri des arbres.
— Bien le bonjour à King Kong ! lança joyeusement Felice.
— Qu’est-ce qu’elle est drôle ! fit Richard. Drôlement intelligente en tout cas.
— Notre ancêtre direct, fit Claude en faisant griller les pousses d’ajoncs.
— A Finiah, ils jouent le rôle de serviteurs, dit Martha. Ils sont très doux et très propres. Ils sont très farouches aussi mais ils s’acquittent de tous les travaux que leur confient les torques.
— Et comment sont-ils traités ? s’enquit Claude. Comme des enfants ?
— Pas exactement. Ils sont installés dans une sorte de grange, dans des stalles. En fait, on dirait plutôt des caves remplies de paille. Ils sont monogames et chaque famille a droit à sa propre stalle. Il existe aussi des dortoirs et des salles communes. Les adultes sans enfant travaillent jusqu’à douze heures d’affilée. On laisse leurs enfants aux femelles pendant trois ans. Ensuite, ils sont confiés à des « marraines », des femelles plus âgées qui se comportent tout à fait comme des institutrices. Les « marraines » et les adultes plus âgés jouent avec les enfants et prennent soin d’eux en l’absence des parents. Bien sûr, il est impossible de se soustraire aux ordres du torque, mais j’ai vu que les parents n’étaient pas heureux qu’on leur enlève leurs petits. Mais les gardiens des ramas m’ont dit que le système des « marraines » n’était qu’une simple variante de celui que pratiquent les ramas en liberté. En général, il a pour résultat de produire des individus mieux équilibrés. En tout cas, les Tanu ont asservi les ramas depuis qu’ils sont arrivés sur Terre.
— Est-ce que ceux qui ne portent pas de torques peuvent communiquer avec les ramas ? demanda Claude. Je veux dire : émettent-ils des sons ?
Martha secoua la tête.
— Ils répondent à leur nom et peut-être à une dizaine d’ordres. Mais c’est principalement par l’intermédiaire du torque que l’on communique avec eux. Ils comprennent des ordres mentaux très complexes. Et, bien sûr, comme ils sont dressés grâce au circuit plaisir-douleur, il est inutile de superviser les tâches de routine. Les travaux domestiques, par exemple.
Madame Guderian hocha lourdement la tête.
— Si proches de l’humain, et pourtant si différents. En captivité, ils ne vivent guère plus de quatorze ou quinze ans. Peut-être moins encore en liberté. Ils sont tellement fragiles. Je me demande comment ils parviennent à échapper aux hyènes, aux chiens-ours, aux tigres à dents de sabre ?…
— Grâce à leur cerveau, dit Richard. Vous avez vu celui qui s’est approché. Cette nuit, sa famille n’aura pas le ventre vide. La sélection naturelle s’opère devant nos yeux. Ce petit singe est le survivant type.
Felice lui jeta un regard espiègle.
— Je me disais bien qu’il y avait un air de famille… Tenez, Capitaine Blood, goûtez un peu l’offrande de votre arrière-arrière-arrière-grand-mère.
Ils se mirent en marche et s’éloignèrent du Danube. Il devait faire plus de quarante degrés au soleil de septembre, mais leurs organismes s’étaient adaptés. Ils cheminaient dans les prairies brûlées, les maquis d’épineux, suivant parfois le cours d’un ruisseau à sec. Richard avait choisi leur objectif : la faille entre deux hautes falaises, au nord. Le terrain s’élevait lentement, sans un coin d’ombre, sans la moindre trace d’eau. Ils s’étaient tous mis en short et avaient coiffé de grands chapeaux à bord large. Madame Guderian fit circuler un flacon de crème solaire. Richard marchait en tête et Felice tenait l’arrière-garde, guettant d’éventuels prédateurs et, sans succès, un point d’eau. Angélique Guderian et Claude soutenaient Martha qui s’affaiblissait d’instant en instant. Il n’était pas question de faire halte bien que rien n’apparût à l’horizon, sous le ciel torride, jaune pâle.
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