— Non, dit simplement Sugoll. Et il appela : Kalipin !
L’Epouvantail s’avança. Un large sourire avait fleuri sur son lugubre visage.
— Maître ?
— Je n’entends rien à ces kilomètres. Dis aux humains ce qu’ils doivent connaître à propos de l’Ystroll.
— Au bas de ces montagnes, commença l’Epouvantail, il existe des grottes. Ce sont nos demeures. Mais à d’autres niveaux, plus ou moins profonds, nous trouvons les Cavernes des Eaux. C’est un labyrinthe de sources, de cours d’eau et d’étangs perdu dans les ténèbres. De nombreuses rivières prennent leur source dans ces Cavernes des Eaux. La Paradis, par exemple, qui coule vers le nord-ouest, bien au-delà de Finiah. Mais l’Ystroll est sans doute le torrent le plus puissant qui surgisse de ces montagnes !
— Mais il a peut-être bien raison ! s’exclama Claude. Même à notre époque, le Danube reçoit certains tributaires souterrains. Certains, prétend-on, viennent du Lac de Constance. Mais d’autres ont imaginé qu’il existait une connexion avec le Rhin.
— L’Ystroll, dit l’Epouvantail, émerge au nord-est, dans une grande plaine. C’est un vrai fleuve. En pénétrant dans les Cavernes des Eaux par le Puits d’Alliky, vous trouverez l’Ystroll Noir à moins de deux heures de marche d’ici. Ensuite, il devrait vous suffire d’un jour de navigation souterraine pour atteindre l’Ystroll Clair, celui qui coule à ciel ouvert.
— Et vos navigateurs pourraient nous guider pour la partie souterraine ? demanda madame Guderian.
Sugoll ne répondit pas. Son regard se promenait sur l’assemblée de monstres qui l’entourait. De toutes parts s’élevaient des hurlements modulés. Les formes des gobelins se modifiaient peu à peu et, dans le ciel, les tourbillons mouraient. L’énergie mentale du petit peuple cessa de diffuser des images de haine et d’abomination, de mépris et de dégoût, pour former d’autres illusions, différentes et plus agréables. Les difformités s’évanouirent et une foule d’hommes et de femmes en miniature remplaça les apparitions cauchemardesques.
— Qu’on les envoie ! soupirèrent les Hurleurs.
Sugoll inclina la tête.
— Il en sera fait ainsi.
Il se dressa, leva la main, et tout le petit peuple imita son geste, puis, comme la brume venue de la montagne se dissipait sous la clarté de la lune, leur image se fit vague, ténue.
— Souvenez-vous de nous, murmurèrent-ils tous en s’effaçant. Ne nous oubliez pas…
— Nous ne vous oublierons pas, chuchota madame Guderian.
L’Epouvantail s’avança en trottinant et leur fit signe de le suivre. Claude prit le bras de madame Guderian, et Richard, Martha et Felice les suivirent.
— Juste une chose, marmonna madame Guderian à l’adresse de Claude. Quel était le véritable aspect de ce Sugoll ?
— Angélique… vous n’arrivez pas à lire dans mon esprit ?
— Vous savez bien que je ne le peux pas.
— Alors… vous ne le saurez jamais. Et, ajouta le vieil homme, j’aurais souhaité ne jamais le savoir…
A l’approche du soir, alors que les papillons-faucons et les écureuils volants jouaient au-dessus de la forêt du village des Sources Cachées, sept hommes lourdement chargés de sacs, sous la conduite de Khalid Khan, regagnèrent le refuge des Moins-que-rien. Ils cherchaient Uwe Guldenzopf, mais sa hutte était déserte. Calistro le garçon-chèvre, qui ramenait ses bêtes, leur apprit que Uwe se trouvait aux bains en compagnie du chef Burke.
— Le chef est donc là ? s’exclama Khalid, consterné. Mais alors, l’expédition de la Tombe du Vaisseau a été un échec ?
Calistro secoua la tête. Il avait près de cinq ans, il était raisonnable et calme et connaissait suffisamment les vastes plans qui étaient en préparation.
— Le chef a été blessé, dit-il. Il a été obligé de rebrousser chemin. Sœur Anna-Maria s’est occupée de sa jambe cassée, mais il faut encore le panser plusieurs fois par jour… Qu’est-ce que vous avez dans vos sacs ?
Ils éclatèrent de rire et Khalid Khan déposa son fardeau sur le sol avec un bruit sonore.
— Un trésor !
Celui qui avait parlé ainsi était un petit personnage aux membres noueux, aux cheveux ébouriffés, qui se tenait juste derrière Khalid. C’était, en vérité, le seul des sept à ne porter aucun sac. Ce qui restait de son bras gauche était enveloppé dans un chiffon maculé de sang.
— Je veux voir ! s’écria l’enfant.
Mais, déjà, les hommes étaient repartis vers le bas du canyon. Calistro se hâta de faire rentrer ses chèvres dans l’étable et se précipita derrière les hommes.
Autour du torrent né de la rencontre des eaux tièdes et froides du printemps, la petite prairie était baignée par la clarté blanche des étoiles. Mais le village restait dans l’ombre. Les bâtiments de la communauté aussi bien que les maisons individuelles étaient abrités par les grands pins et les chênes qui les dissimulaient au regard des patrouilleurs Tanu venus de Finiah. Les bains du village se trouvaient dans une grande structure de poutres dont la toiture basse était envahie par le lierre et qui était adossée à la paroi du canyon. Les fenêtres étaient fermées et une chicane empêchait la lueur des torches de filtrer à l’extérieur.
Khalid et ses hommes découvrirent une ambiance de vapeur et de joie conviviale. Il semblait qu’une bonne moitié du village s’était rassemblée ici par cette froide soirée. Hommes, femmes et enfants s’ébrouaient en riant dans les bassins de pierre, se baignaient dans les grandes baignoires de bois ou bien bavardaient en jouant aux cartes ou au jacquet.
La voix d’Uwe Guldenzopf tonna dans la salle.
— Eh ! Regardez donc qui nous arrive !
A l’unisson, les Moins-que-rien hurlèrent leur enthousiasme. Quelqu’un cria : « De la bière ! Et à manger ! »
Calistro fut dépêché au village pour réveiller les pourvoyeurs de victuailles pendant que les arrivants se frayaient un chemin dans la cohue jusqu’à la baignoire dans laquelle Peopeo Moxmox Burke se détendait, un peu à l’écart, avec l’expression du plus profond bonheur sur son visage craquelé.
— Ça va ?
— Je n’en reviens pas, grommela le forgeron pakistanais, mais on a réussi…
Il jeta son sac sur le sol et l’ouvrit pour exhiber un fer de lance tout juste sorti du moule.
— Arme secrète, modèle numéro un ! proclama-t-il.
Il se tourna vers les autres, fouilla dans son sac et en tira une poignée d’objets plus petits qui avaient la forme d’une feuille.
— Modèle numéro deux, des pointes de flèches ! On a environ deux cent vingt kilos de fer en tout – fondu comme ça, le reste en barre ou prêt à forger. Mais ça c’est de l’acier au carbone à cinquante pour cent, fondu dans le meilleur style antique. On a construit un fourneau alimenté au charbon avec six souffleries reliées à des tuyères décamole. Le carbone, on l’a obtenu par la combustion des joncs. Ensuite, on a enterré le fourneau de façon à pouvoir revenir et relancer la fonte quand on voudra…
— Ah, mechaieh ! s’écria Burke, les yeux étincelants. C’est magnifique, Khalid ! Et mes compliments à vous tous, Sigmund, Denny, Langstome, Gert, Smokey, Homi… C’est peut-être la chance dont nous avons rêvé si longtemps. Que nous avons tant priée ! Même si les autres échouent pour la Tombe du Vaisseau, ce fer peut nous donner une chance de combattre enfin vraiment les Tanu !
Tirant sur sa pipe de bruyère, Uwe examina plus longuement les hommes aux visages maculés et demanda :
— Mais qu’est-il donc arrivé aux trois autres ?
Les sourires disparurent.
— Bob et Vrenti, expliqua Khalid, sont restés trop longtemps dans le puits, un soir. Quand nous sommes venus les chercher, ils n’étaient plus là… Et nous n’avons pas trouvé la moindre trace. Quant à Price Francesco… il était parti chercher de l’herbe quand les Hurleurs lui sont tombés dessus.
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