— Puissant Sugoll, dit Claude, cette femme a été profondément bouleversée par vos émanations mentales. Pour ma part, j’ai été un scientifique, un paléo-biologiste. Vous pouvez vous montrer devant moi tel que vous êtes, mais veuillez épargner mes compagnons.
— Paléo-biologiste ! s’exclama Sugoll. Alors, voyons si vous pouvez me classer quelque part…
Il se dressa. Richard s’approcha rapidement, entraîna madame Guderian un peu plus loin et laissa Claude seul.
Il y eut un bref éclair et tous les humains furent brusquement aveuglés.
— Qu’est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je suis donc ? cria Sugoll. Jamais vous ne le devinerez, vous autres, les humains ! Vous ne pouvez pas savoir et nous non plus parce que nous ne savons ni les uns ni les autres et c’est comme ça !
Et puis, le rire moqueur s’éteignit et l’homme en violet se tint à nouveau assis sur le rocher. Et Claude était toujours debout, sur ses jambes écartées, la tête inclinée sur la poitrine, le souffle court. Un filet de sang coulait de sa lèvre inférieure. Finalement, il leva les yeux sur Sugoll.
— Moi, je sais qui vous êtes, dit-il.
— C’est toi qui le dis, fit le seigneur des lutins en se jetant en avant.
Il atterrit près de Claude.
— Je sais qui vous êtes, répéta le paléontologue. Tous. Vous faites partie d’une race qui est anormalement sensible aux radiations issues des profondeurs du sol terrestre. Même les Tanu et les Firvulag, qui vivent très loin d’ici, ont apparemment souffert d’anomalies de reproduction dues à ces radiations. Mais vous… vous avez décidé de vivre sur place, ici-même . Je pense que vous vous êtes abreuvés aux sources des montagnes, tout autant qu’aux torrents et aux fontaines des rochers. Et vous vivez sans doute dans des cavernes creusées dans des rochers noirs aussi beaux que celui-ci… (Il désigna la plate-forme striée de jaune sur laquelle s’était juché Sugoll.)
— Oui, c’est ainsi.
— A moins que la mémoire ne me fasse défaut, Je dirais que nous nous trouvons en présence de nivénite, un minerai riche en radium et uranium. Et il est plus que probable que les sources sont également radioactives. Pendant toutes ces années, vos gènes ont été exposés à des doses de radiations bien plus importantes que celles qu’ont rencontrées les Firvulag. C’est pour cette raison que vous avez muté, que vous êtes devenus… ce que vous êtes à présent.
Sugoll détourna le regard et contempla le rocher noir. Puis il rejeta la tête en arrière et hurla longuement. Et tous ses sujets l’imitèrent. Et cette fois, les humains n’entendirent plus qu’un appel poignant, lavé de toute menace, une plainte.
Puis, les Hurleurs se turent et Sugoll dit simplement :
— Sur cette planète où la géno-technologie est encore primitive, nous n’avons pas le moindre espoir.
— Pour toutes les générations à venir, il y a encore un espoir, si vous quittez cette région. Si vous gagnez les territoires qui sont plus au nord, là où les minerais dangereux sont moins concentrés. Quant à ceux qui sont encore vivants… Eh bien, il vous reste votre pouvoirs d’illusionnistes…
— Oui, acquiesça Sugoll d’un ton lourd. Nous sommes encore des illusionnistes.
Et puis, les implications de la déclaration de Claude prirent toute leur terrible importance dans ses pensées et il ajouta d’un ton presque implorant :
— Mais ce que vous avez dit de nos enfants… Est-ce que ça peut-être vrai ?
— Il est nécessaire qu’un généticien expérimenté vous conseille. Il est probable que ceux qui sont arrivés ont été réduits en esclavage par les Tanu. Je ne peux que vous livrer quelques généralisations de base. Il faut que vous quittiez cette région afin d’endiguer les mutations. Parmi vous, ceux qui sont les plus touchés sont sans doute stériles. On peut espérer que ceux qui ont encore le pouvoir de se reproduire retrouveront la normalité. Il faudra que vous pratiquiez l’endogenèse afin de limiter les altérations. Il faudra également que vous introduisiez des germes normaux dans votre groupe en vous rapprochant des autres Firvulag – les normaux. Il sera nécessaire pour cela de vous servir de vos pouvoirs d’illusionnistes pour prendre l’apparence de mâles attirants, ce qui entraînera une participation sociale qui vous obligera à vous débarrasser de cette mentalité de monstres…
Sugoll eut un rire ironique et cassant.
— Je n’arrive pas à y croire ! Quitter ces terres que nous avons toujours habitées ! Renoncer à nos accouplements traditionnels ! Faire amis avec nos vieux adversaires ! Les épouser !
— Si vous voulez changer votre schéma génétique, c’est ainsi qu’il faut commencer. Et cela fait partie d’un plan général, pour autant que vous deviez jamais libérer l’humanité des Tanu. Il se pourrait bien qu’un ingénieur généticien se trouve parmi les voyageurs du Temps. J’ignore comment fonctionne la Peau des Tanu, mais il serait peut-être possible de nous en servir pour ramener vos corps à des formes normales ? Dans le monde à venir, nous y réussissons dans la plupart des cas, en utilisant des cuves de régénération…
— Vous venez de nous donner bien des matières à réflexion, dit Sugoll. Ce que vous nous révélez est amer, certes, mais nous devons prendre une décision.
Madame Guderian, qui s’était avancée, reprit son rôle de chef.
— Puissant Sugoll, déclara-t-elle, le ton assuré, les joues empourprées, nous n’avons pas encore abordé le chapitre de notre mission. Nous vous avons présenté une requête…
Il serra le poing, froissant le message de Yeochee.
— Ah, oui… votre requête… Voyez-vous, cette recommandation royale est sans effet. Ici, Yeochee n’a aucun pouvoir, mais il est évident également qu’il n’a pas voulu vous l’avouer. C’est par caprice que j’ai accepté que vous pénétriez sur mon territoire. J’étais curieux de savoir quelles étaient les raisons qui vous poussaient à prendre de tels risques. Nous avions projeté de nous amuser quelque peu avant de vous infliger la mort.
— Et à présent ? demanda madame Guderian.
— Que voulez-vous ?
— Nous cherchons un fleuve. Un fleuve très grand, qui devrait prendre sa source dans cette région et couler vers l’est jusqu’aux lagons à demi salés du Lac Mer, à des centaines de kilomètres de distance. Nous espérons pouvoir en descendre le cours jusqu’à la Tombe du Vaisseau.
Des hurlements de surprise s’élevèrent dans la nuit.
— Nous connaissons ce fleuve, dit Sugoll. C’est l’Ystroll. Il est puissant. Nous connaissons encore quelques légendes sur le Vaisseau. Au début de l’histoire de notre peuple sur ce monde, nous nous sommes séparés des Firvulag et nous avons pris notre indépendance en nous réfugiant dans ces montagnes, loin de la Chasse et de l’absurde massacre annuel qu’on appelle le Grand Combat.
Avec d’infinies précautions oratoires, madame Guderian entreprit alors d’expliquer le rôle joué par les humains dans la domination des Tanu et son propre projet pour restaurer l’équilibre des deux races tout en libérant l’humanité.
— Mais pour réussir, ajouta-t-elle, nous avons besoin de certaines choses qui se trouvent encore dans le cratère de la Tombe. Si vous nous procuriez un guide pour descendre le fleuve, nous pensons que nous pourrions plus rapidement repérer le cratère.
— Et votre plan… quand comptez-vous le mettre en œuvre ? Quand donc les savants humains seront-ils libérés du joug Tanu et capables – si Téah le veut – de nous venir en aide ?
— Nous avions l’intention de frapper cette année, avant le début de la Trêve du Grand Combat. Mais il ne nous reste que de minces espoirs. Nous n’avons guère que douze jours devant nous. La Tombe du Vaisseau se trouve à deux cents kilomètres d’ici et il nous faudra bien la moitié du temps qu’il nous reste pour gagner le fleuve.
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