— Oui, je comprends, fit Richard.
Elle le regarda, intriguée, et il acquiesça d’un air pitoyable.
— Eh bien, fit-elle, bonjour, ami du club… Tu sais, j’ai eu un autre bébé blond après ça, et un quatrième. Pour le dernier, j’ai eu droit à ma fameuse césarienne. Une belle grosse fille de plus de quatre kilos et demi, à ce qu’ils m’ont dit. Mais j’ai déliré pendant une semaine. Alors ils l’ont donnée à une nourrice et j’ai pris six mois de vacances, pour réparer tout mon pauvre corps… Ils m’ont offert un traitement dans la Peau. C’est une version pauvre de notre régénération. Ça ne m’a pas fait grand bien. Le praticien m’a dit que c’était à cause de mon tonus mental. J’étais inadaptée, leur Peau ne me convenait pas plus que leur torque gris. Mais tout ce que je savais, c’est que je ne voulais plus qu’on me remette sur pieds pour avoir encore d’autres bébés. Tout ce que je voulais, c’était mourir. Alors, par une belle nuit, je me suis laissée couler dans le fleuve.
Il fut incapable de trouver les mots pour la consoler. Incapable de partager l’horreur qu’elle avait dû vivre en tant que femme. Il ressentait de la pitié et une poussée de fureur, de rage. Ils s’étaient servis d’elle pour lui implanter leur graine, pour développer leurs parasites semi-humains qui avaient torturé ses organes, déchiré ses tissus… Dieu ! Et elle disait qu’elle avait tant aimé son premier bébé… Mais s’il s’était trouvé là, il aurait étranglé cet immonde petit salaud au premier souffle. Mais elle l’avait aimé. Et peut-être aurait-elle aimé tous les autres, si on ne les lui avait pas pris. Elle n’éprouvait que de l’amour pour ces petits vampires, ces tortionnaires qui lui déchiraient l’intérieur.
Comment, se demanda-t-il, un homme pouvait-il comprendre ce qu’une femme ressentait en pareil cas ?
Il aurait pu croire qu’après ce qu’elle avait vécu, jamais elle ne regarderait à nouveau un homme. Mais elle était venue au devant de son désir. Et peut-être l’aimait-elle un peu.
Comme si elle lisait dans ses pensées, elle émit un petit rire rauque et lui fit signe de s’approcher.
— Il nous reste encore un peu de temps, dit-elle. Si tu es l’homme que je crois.
— Je ne voudrais pas te faire de mal, jamais.
Elle rit à nouveau avant de l’attirer en elle.
Les femmes, songea-t-il, vaguement, sont extraordinaires.
Et puis, quelque part au fond de lui, un message apparut. Il était net et clair, presque effrayant. Il parlait de Martha.
Et des femmes.
De toutes les autres qui avaient été là pour le consoler ou pour le plaisir. Des abstractions ou des reflets.
Mais Martha était Martha.
En dépit de sa clarté, il lui fallut du temps pour assimiler le message.
Martha l’avait baptisé l’Epouvantail.
Quand ils se réveillèrent, le matin suivant, au pied du versant sud du Feldberg, il était là.
Assis sur un tronc, il les regardait sans la moindre sympathie. Il se présenta sans ambages comme étant un émissaire de Sugoll et leur donna l’ordre de lever le camp sans même attendre que Richard ait préparé leur petit déjeuner. Il s’était élancé sur la pente escarpée et il aurait forcé les voyageurs à terminer au pas de course si madame Guderian n’avait exigé une halte afin qu’ils reprennent leur souffle. Il était évident que le gnome se sentait humilié de servir ainsi de guide et avait décidé de se venger aussitôt.
L’Epouvantail était bien plus petit que tous les Firvulag qu’ils avaient déjà rencontrés, et plus laid, avec un torse court et tordu et des membres osseux et torves. Son crâne, grotesquement comprimé, évoquait celui d’un oiseau. Il avait des poches sous ses gros yeux noirs trop rapprochés, de part et d’autre d’un nez pareil à un bec de toucan. Ses oreilles étaient larges et tombantes, sa peau luisante était d’un brun rouge bizarre et ses cheveux rares étaient noués en petites tresses poisseuses. En opposition à son apparence physique, les vêtements de l’Epouvantail étaient propres et plutôt élégants : bottes vernies, large ceinturon de cuir noir incrusté, pantalons rouge lie de vin, chemise et grand gilet rebrodé de dentelle et de pierreries. Il était coiffé d’une sorte de bonnet phrygien qui lui descendait jusqu’aux sourcils perpétuellement froncés en une expression d’extrême sévérité.
A la suite de ce troll étrange, les voyageurs dévalèrent des ravines, escaladèrent les pentes ; suivant une piste étroite mais visible qui traversait une région de la Forêt Noire où les feuillus semblaient aussi nombreux que les conifères. Les torrents du Feldberg devenaient par endroits de calmes ruisseaux et formaient des mares et de petits lacs dans des vallons broussailleux envahis de grandes fougères et d’aunes, de clématites et d’onagre aux fleurs vives. Ils atteignirent un creux dans lequel jaillissait une source chaude. Une végétation malsaine et luxuriante couvrait les rochers humides. A leur approche, des corbeaux s’envolèrent de la carcasse à demi rongée d’un petit daim, près d’une flaque creusée dans les cristaux. Plus loin, dans les fourrés, ils découvrirent d’autres ossements. Certains étaient récents, blancs et lisses, d’autres anciens et recouverts de mousse.
Comme ils s’avançaient plus à l’est, le paysage se modifiait. Des éperons de grès apparurent dans les rochers granitiques.
— Un pays de cavernes, dit Claude à Angélique Guderian.
Ils marchaient l’un à côté de l’autre, à présent que le sentier se faisait plus large. Ils passaient sous une falaise couverte d’une forêt dense. Le soleil était chaud mais, pourtant, Claude avait l’impression de ressentir le froid venu des profondeurs du sol. Dans les creux des rochers, ils surprenaient des hirondelles rouges et bleues à longue queue. Sous les arbres, des bégonias épineux poussaient en touffes épaisses, ainsi que des champignons par centaines, dont le chapeau rouge était tacheté de blanc.
— Ils sont là ! s’écria brusquement madame Guderian. Vous ne les sentez pas ? Ils nous suivent. Les Criards ! Les Hurleurs ! Et c’est l’un d’eux qui nous conduit !
Le sentier suivait une pente douce, à présent. Dans les sapins et les bouleaux, les hirondelles piaillaient. De longs faisceaux de soleil filtraient au sein de la forêt.
— Cette région est si belle, reprit la vieille femme. Mais en même temps, je sens le malheur dans cet endroit. Jusqu’au fond de mon cœur. C’est… c’est comme un dégoût, une répulsion. Et cela devient de plus en plus fort.
Elle trébucha sans raison apparente et il lui prit le bras. Elle était devenue blême.
— Nous pourrions demander à l’Epouvantail de s’arrêter, proposa Claude.
— Non, il faut continuer, Claude, fit-elle d’une voix exténuée. Ah, vous devriez remercier Dieu de n’être pas aussi sensible que moi à ces émanations des autres esprits ! Tous les êtres intelligents ont leurs pensées secrètes. Mais il y en a d’autres, à tous les niveaux psychiques… Des courants d’émotions, des orages… C’est ce qui se produit en ce moment-même, Claude… Je sens l’hostilité, une malveillance venue d’un ensemble d’esprits distordus. Les Hurleurs ! Ils haïssent tous les êtres vivants mais eux-mêmes plus encore ! Et leurs cris remplissent mon esprit…
— N’y a-t-il donc aucun moyen de les faire taire ? De vous défendre comme vous l’avez fait pour la Chasse ?
— Si j’avais reçu l’éducation qui convenait, répondit-elle d’un ton misérable. Mais j’ai tout appris par moi-même. J’ignore comment résister à cette horde. Je ne sens aucune menace concrète à laquelle je puisse m’opposer. (A présent, elle était au bord de la panique.) Tout ce qu’ils connaissent, c’est la haine. Et leur haine est si forte… si puissante…
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