» Mais, j’avais encore très mal. J’ai réussi à ramper jusqu’à l’intérieur d’une grotte, sous les racines d’un vieil acacia qui avait poussé au bord de la ravine. J’ai commencé à souffrir terriblement de la soif. Mais ce n’était rien comparé à la souffrance qui me torturait l’esprit. Durant toutes ces années, j’avais tout imaginé sur les périls du Pliocène : les bêtes féroces, des territoires absolument inhabitables, la dictature des premiers voyageurs sur les nouveaux, et même un défaut permanent de transfert qui les aurait tous détruits. Mais jamais au grand jamais il ne m’était venu à l’idée que notre planète, il y a six millions d’années, était dominée par une race non-humaine. Malgré moi, j’avais expédié tous ces gens vers un destin d’esclaves. Alors, j’ai enfoui mon visage dans la poussière et j’ai supplié Dieu de m’accorder la mort.
— Angélique… dit Claude, gravement.
Mais elle ne parut pas l’entendre. Sa voix restait calme, à peine audible maintenant que se levaient les chants d’oiseaux et les stridulations des insectes autour du fleuve.
— Quand j’ai cessé de pleurer, j’ai aperçu quelque chose de rond, à demi enterré au fond de la ravine. C’était un melon. L’écorce était épaisse et dure. A tel point qu’elle n’avait même pas été fendue en tombant. J’ai réussi à la couper avec mon canif. C’était sucré et plein d’eau. C’est comme cela que j’ai réussi à tenir jusqu’au soir.
» A la fin de l’après-midi, j’ai vu un convoi de chariots tirés par des animaux étranges. Des hellades, de grosses girafes à col court que l’on utilise comme animaux de trait. Les chariots étaient conduits par des humains et ils étaient remplis de légumes qui ressemblaient à de très grandes betteraves. Le principal aliment des chalikos. Le convoi est entré dans la citadelle et, quand il en est ressorti, les chariots étaient chargés de crottin. Je les ai suivis de loin. Peu avant la tombée de la nuit, le convoi a atteint une espèce de ferme entourée d’une clôture. Je me suis dissimulée encore une fois dans des buissons pour essayer de réfléchir à ce que je devais faire. Si je me présentais aux gens de la ferme, ils me reconnaîtraient aussitôt. Quel traitement me réserveraient-ils, à moi qui avait trahi leurs rêves ? Si telle était la volonté de Dieu, j’étais prête à l’accepter. Mais je commençais déjà à deviner que j’étais promise à un rôle bien différent. Aussi, plutôt que de m’approcher du portail, je décidai de me réfugier dans la forêt, non loin de là. J’y découvris une source, je mangeai quelques rations de mon Unité de Survie et je me préparai à passer le restant de la nuit dans un grand chêne-liège, tout comme nous l’avons fait aujourd’hui dans ce cyprès…
Les trois autres membres de l’expédition venaient de se réveiller dans leurs perchoirs. Ils s’étaient rapprochés lentement de branche en branche pour écouter. La vieille femme ne parut pas s’apercevoir de leur présence tandis qu’elle poursuivait :
— Très tard dans la nuit, après le coucher de la lune, les monstres ont surgi. Tout d’abord, il y a eu un grand silence. Les bruits de la jungle se sont éteints, comme si l’on venait d’appuyer sur un commutateur. C’est alors que j’ai entendu les trompettes et les aboiements. Et il m’a semblé que la lune remontait dans le ciel, juste au nord de l’arbre où j’étais cachée. Mais cette clarté était multicolore et elle semblait produite par des espèces de flammes qui dansaient entre les arbres. Elle s’est rapprochée de moi en descendant la pente de la montagne. J’ai entendu un bruit, comme celui d’une tornade. C’était à la fois atroce et musical. Et l’incendie s’est changé en cavalcade et j’ai découvert la Chasse ! Ils étaient lancés à la poursuite de quelque chose. Et la lumière s’est précipitée furieusement jusqu’en bas de la colline. Les chasseurs incandescents sont arrivés dans une petite clairière, à moins de deux cents mètres de là. Et alors j’ai vu leur proie. C’était une créature énorme, noire comme de l’encre, avec des bras pareils à des tentacules et des yeux qui brillaient comme d’immenses lanternes rouges.
— Fitham ! souffla Richard. Claude lui donna un coup de coude dans les côtes mais Angélique Guderian resta perdue dans son récit.
— Le monstre noir plongea entre les arbres et dévala la pente, juste sous moi, avec la Chasse à ses trousses. Jamais de ma vie je n’avais éprouvé une telle terreur. J’étais paralysée mais tout mon esprit était comme un cri. J’ai prié, de toute mon âme, cramponnée à ma branche, les yeux fermés. Un vent violent s’est levé, j’ai entendu des carillons et des roulements de tonnerre, des éclairs ont filtré entre mes paupières et j’ai humé des odeurs de pourriture, d’ozone et aussi des parfums prenants. Chacune de mes terminaisons nerveuses était attaquée, saturée – mais je résistais.
» Et la Chasse s’est éloignée. J’ai senti que je perdais conscience, mais je me suis agrippé à l’écorce de liège et j’ai réussi à ne pas tomber. Il faisait totalement noir et je ne savais plus vraiment où j’étais. Je me suis éveillée plus tard… Il y avait un petit homme au pied de l’arbre. Il avait un grand chapeau, des joues rondes, un nez pointu et me regardait à la clarté des étoiles. Il m’a crié : « Bien joué, femme, vous nous avez cachés tous les deux ! »
Claude éclata de rire ainsi que tous les autres. Madame Guderian les regarda avec surprise avant de secouer la tête, un mince sourire sur ses lèvres.
— Fitharn m’a prit en charge, alors, et nous avons rejoint le refuge souterrain de ses compères. Plus tard, quand j’ai vraiment repris mes esprits, j’ai eu de longues conversations avec le Petit Peuple et ils m’ont expliqué la situation du monde du Pliocène. Et parce que je suis ce que je suis, parce qu’un bref éclair de métafonction m’avait permis de nous cacher l’un et l’autre, Fitharn me conduisit finalement à la cour du Haut Vrazel, dans les Vosges. Je proposai aux Firvulag de faire des humains leurs alliés plutôt que de les persécuter et de les hanter ainsi qu’ils le faisaient depuis l’ouverture de la Porte du Temps, ainsi que le voulait leur coutume. Puis j’entrai en contact avec les soi-disants Moins-que-rien humains de la région et je réussis à les convaincre de la nécessité de cette alliance. Nous sommes parvenus à arranger plusieurs rencontres avec des torques gris à l’avantage des Firvulag et l’alliance a été conclue, le Roi Keochee m’a offert mon torque d’or quand ses soldats, grâce à nos espions, ont réussi à tuer Iskender-Kemonn, le Seigneur des Animaux, dans une embuscade – vous savez, ce Turc pervers qui avait mis son talent au service des Tanu. Ensuite, nous avons remporté quelques menues victoires, nous avons connu de graves échecs, nous avons eu des hauts et des bas. Mais jamais je n’ai cessé d’espérer qu’un jour je pourrais réparer tout le mal que j’ai fait.
De l’autre côté du tronc du cyprès, un petit rire rauque s’éleva. Martha était assise là-bas, à l’écart des autres.
— Comme c’est noble de votre part, madame, d’accepter cette culpabilité. Et l’expiation aussi.
La vieille femme ne répondit pas. Elle passa deux doigts sous son lourd collier d’or, comme si elle voulait l’enlever.
Ses yeux profondément enfoncés se firent plus brillants, mais, comme d’habitude, les larmes ne jaillirent pas.
En amont, les barrissements des éléphants deinotheriums crevèrent la nuit. Plus près du grand chêne-liège, une créature invisible émit une série d’appels plaintifs. D’immenses chauves-souris planèrent entre les palmiers. Des lambeaux de brume s’étaient déjà formés sur les eaux du Rhin.
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