Yeochee se pencha pour humer la tarte qui avait été déjà découpée en portions crémeuses, blanches et rouges.
— Si Votre Majesté veut bien m’excuser, dit Fitharn d’un ton hésitant, mais que diable est-ce là ?
Joyeusement, le roi s’était emparé du plateau et de la bière et se dirigeait déjà vers la caverne de cristal.
— Un plat très spécial que réussit bien la Señora Mariposa de Sanchez, qui a travaillé à la Plantation Krelix mais auparavant à la Pizzeria de Chichen-Itza, à Mexico… Laisse-nous, Fitharn. Rejoins ces foutus Moins-que-rien et ne les lâche pas !
— A vos ordres, Votre Epouvante.
Le silence revint enfin dans l’immense caverne. Keochee passa la tête dans l’alcove scintillante. Entre les fourrures, il vit deux yeux brillants qui le fixaient.
— Ça y est ! lança-t-il. C’est à nous !
Lulo se précipita vers lui avec des roucoulements excitants.
— Eh ! Il faut d’abord que je pose tout ça ! Et on va manger avant, ma jolie succube ! Tu vas voir, c’est formidable : moitié fromage, moitié axolote !
— La licorne ! La licorne ! La licorne !
Le corps déchiré de Stefanko gisait en travers de la piste du marais et Martha hurlait en pleurant.
De part et d’autre, il y avait l’eau brune et les cyprès géants. Le soleil du matin filtrait entre les feuillages et des nuages de moustiques et de libellules dansaient dans des bulles de lumière. Une écrevisse de la taille d’un homard, sans doute attirée par le sang qui s’égouttait dans l’eau, vint rôder près de la berge du Rhin.
Peopeo Moxmox Burke s’appuya contre le tronc moussu d’un arbre et gémit tandis que Claude et madame Guderian découpaient sa chemise de peau et une jambe de son pantalon.
— Mon petit peau-rouge, dit madame Guderian, on dirait que sa corne n’a fait que vous égratigner les côtes. Il faut quand même faire des sutures. Claude, donnez-lui un narcotique.
— Occupez-vous de Steffi, marmonna le chef entre ses dents.
Claude se contenta de secouer la tête. Il fit son choix dans la trousse d’Anna-Maria et pressa l’injecteur contre la tempe de Burke.
— Bon Dieu, ça va mieux, on dirait… Et ma jambe ? J’ai eu l’impression que cette putain de bête m’avait complètement désossé…
— Les jumeaux sont déchirés sur tout le mollet, dit Claude. Et il y a gros à parier que les défenses étaient empoisonnées. Impossible de vous réparer sur place, Peo. Je crois qu’il vaut mieux retourner auprès d’Anna-Maria. C’est une professionnelle qu’il vous faut.
Burke rejeta en arrière sa grosse tête grise et marmonna quelques jurons, les yeux clos.
— Putain de saleté… C’était de ma faute… Je ne pensais qu’à couvrir nos traces avec ces plantes puantes. Je cherchais des traces de chiens-ours, de mastodontes, et voilà qu’on tombe sur un foutu salaud de cochon !
— Du calme ! ordonna madame Guderian. Je n’arrive pas à me concentrer.
— Ce n’était pas un cochon ordinaire, remarqua Claude.
Il enduisit la blessure du chef d’antibiotique et l’enveloppa dans une bande. L’attelle de décamole était déjà prête.
— Je crois que la bestiole qui vous a mis dans cet état n’est nul autre que le kubanochoerus, le sanglier unicorne caucasien géant. On supposait qu’il s’étaient éteint avant le Pliocène.
— Ah ! Dites ça à Steffi… Pauvre faygeleh !
— Je m’occupe de Peo, Claude. Martha a besoin de vos soins.
Il se tourna vers la jeune fille, l’examina brièvement et décida de ce qu’il convenait de faire. Il la saisit sans ménagement par un poignet et la leva brusquement.
— Vous allez vous taire ? cria-t-il. Si vous continuez à braire comme ça, nous allons avoir les soldats sur le dos. Vous croyez que ça plairait à Steffi ?
Martha s’étouffa de rage et le gifla.
— Et vous, comment savez-vous ce que voudrait Steffi ? Vous ne le connaissiez même pas ! Moi, je le connaissais. Il était gentil et il a pris soin de moi quand j’ai… quand j’ai été malade. Et maintenant, regardez-le ! Regardez-le !
Son visage se crispa et elle éclata en sanglots. Toute fureur la quitta et ses bras retombèrent, inertes.
— Steffi ! murmura-t-elle. (Elle se laissa aller contre Claude.) Il y a seulement un instant, il marchait à côté de moi et il me souriait, et là…
Le monstre gris avait surgit soudainement d’un épais bosquet de roseaux et chargé immédiatement la colonne. Il était arrivé doit sur Stefanko et s’était acharné sur lui. Puis il s’était retourné contre Peo qui brandissait sa machette. Fitharn s’était alors transformé en un mirage enflammé et le sanglier avait battu en retraite.
Felice et Richard s’étaient lancés à sa poursuite dans les marécages tandis que les autres se portaient au secours des blessés. Mais, pour Stefanko, il n’y avait plus rien à faire.
Claude serrait Martha contre lui. Elle était agitée de tremblements convulsifs. Il essuya ses larmes avec un pan de sa saharienne et l’entraîna doucement vers un creux d’ombre et de mousse. Madame Guderian, qui soignait Burke, la fit asseoir. Le pantalon de peau de Martha était déchiré aux genoux. La boue et le sang se mêlaient sur la peau, et de profondes entailles apparaissaient aussi aux chevilles.
— Il faudrait que vous voyiez ça de plus près, madame, dit Claude. Je m’occupe de Steffi.
Il prit une couverture de mylar dans son sac et retourna auprès du corps, partagé entre la rage et la douleur. Il ne connaissait Stefanko que depuis quatre jours, mais les deux hommes n’avaient pas tardé à sympathiser et à cheminer ensemble tout au long du chemin qui allait du Haut Vrazel à la basse vallée du Rhin. Maintenant, penché sur le visage de son nouvel ami perdu, crispé dans la mort, il songeait : Steffi, tu n’es plus surpris, maintenant. Relaxe… Voilà le moment de reposer en paix.
Un nuage de mouches s’était abattu sur les entrailles du mort. Claude les chassa, n’éprouvant qu’une vague de dégoût, tandis qu’il roulait le corps de Stefanko dans la feuille de métal. Il se servit du rayon à fusion pour en souder les bords. Il venait d’achever son travail lorsque Fitham ; Richard et Felice surgirent de la jungle.
Felice brandit une chose jaune et pointue pareille à un rostre de marlin.
— On a eu ce salopard ! clama-t-elle.
Richard secoua la tête.
— Il était presque aussi gros qu’un bœuf ! Il devait bien peser dans les huit cents kilos. Pegleg l’a acculé dans un bosquet et il m’a fallu cinq flèches pour l’achever… J’en suis encore à me demander comment un bestiau de cette taille a pu nous tomber dessus par surprise.
— Ils sont intelligents, grommela Fitharn. Celui-là a dû nous suivre à contre-vent. Normalement, j’aurais dû le sentir. Mais je ne pensais qu’à une chose : qu’il fallait traverser le fleuve avant que la brume du matin ne se lève.
— Maintenant, il fait grand-jour, dit Felice, et nous sommes bloqués ici. (Elle leva le trophée.) Grâce à notre ami.
— Et maintenant ? demanda Richard.
Felice avait ôté les flèches de son arc mécanique et elle s’était agenouillée au bord de l’eau pour laver les pointes de verre.
— Il va falloir rester cachés sur cette rive jusqu’au coucher du soleil. Nous traverserons ensuite. Cette nuit, la lune sera presque pleine. Nous pourrons probablement atteindre la plaine à l’est en deux heures et bivouaquer dans les rochers, au pied de la Forêt Noire.
Le Firvulag s’exclama brusquement :
— Mais vous ne songez pas à continuer ?
Elle lui décocha un regard furibond.
— Et vous, vous ne pensez pas à rebrousser chemin, non ?
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