— Oui, très bien, grommela le roi.
Il se pencha et prit sous son trône un petit coffre noir qui semblait fait d’onyx gravé. Il tritura un instant la petite serrure dorée, le couvercle s’ouvrit et il en sortit un rouleau de vélin tacheté ainsi qu’un authentique stylo Parker datant du XXII esiècle. Agenouillé sur le sol, il gribouilla quelques idéographes alambiqués et ajouta sa royale signature.
— Cela devrait faire l’affaire, dit-il en replaçant soigneusement stylo et vélin dans son coffre avant de tendre le message à madame Guderian. C’est ce que je puis faire de mieux pour vous. Librement traduit, cela dit : Aide ces gens ou ce sera la peau de ton cul . Mais vous avez notre royale permission d’user de votre pouvoir pour changer ce Sugoll en un tas de gelée si jamais il vous crée des difficultés.
Elle inclina la tête avec courtoisie et prit le message.
Un petit personnage aux jambes arquées, en costume rouge, pénétra en courant dans le hall et salua le roi.
— Vous avez sonné, Votre Epouvante ?
— Nous avons faim et soif, dit le Monarque du Temps Infini. (Il se tourna brusquement pour poser une question à madame Guderian :) Vous pensez réellement que cette expédition a quelque chance de succès ?
— Absolument, affirma-t-elle d’un ton solennel. Le capitaine Richard, ici présent, commandait des vaisseaux stellaires. Il sera tout à fait capable de piloter les planeurs dont parlent vos légendes. Si toutefois ils n’ont pas été détruits par les éléments. Martha et Stefanko possèdent les connaissances technologiques qui nous permettront de rendre la Lance à nouveau opérationnelle. Le chef Burke et Felice nous protégeront en chemin des périls qui nous attendent. Et je me servirai de mes métafonctions pour réduire à merci les membres hostiles de votre race aussi bien que les Tanu qui se risqueraient à nous poursuivre. Quant au professeur Claude, c’est lui qui nous conduira jusqu’au cratère quand nous aurons descendu le fleuve. Maintenant, pour ce qui est du succès de l’entreprise… (Elle eut un sourire malicieux.) Cela regarde le Bon Dieu, n’est-ce pas ? [4] En français dans le texte. (N.d.T.)
Yeochee eut un regard furibond.
— Pourquoi ne parlez-vous pas toujours anglais, comme tous les humains normaux ? Est-ce que je n’ai pas déjà suffisamment de soucis par votre faute ? Oui… j’admets que votre plan semble solide. Mais votre stratagème pour détruire Finiah en creusant sous les murailles et les faire sauter avec ce fichu explosif à base de guano que vous aviez concocté… Quand je pense qu’à la dernière minute Velteyn a détourné le Rhin pour inonder les tunnels ! Et cent quatre-vingt-trois vaillants Firvulag se sont retrouvés engloutis dans de la fiente d’oiseau !
— Monseigneur, cette fois, ce sera bien différent !
Yeochee se tourna de nouveau vers le serviteur en rouge.
— Amène-nous la meilleure bière. Et demande à la nouvelle cuisinière humaine, Mariposa – celle qui a un grand nez – de nous faire une de ces grandes tartes avec du fromage de chamois, de la sauce de tomates et du saucisson.
Le serviteur s’inclina et repartit.
— Ainsi, nous avons votre permission d’entreprendre cette expédition immédiatement ? demanda madame Guderian.
— Oh, oui, oui… En fait, nous vous l’ordonnons. Et nous vous prions de vous retirer… Fitharn, toi, tu restes là. J’ai à discuter avec toi.
Les gardes, qui étaient jusqu’alors demeurés parfaitement immobiles dans leurs armures noires, brandirent leurs lances et se tinrent prêts à raccompagner les visiteurs humains.
Mais la plus petite des femmes, celle dont les cheveux étaient d’un blond extrêmement pâle et qui aurait pu passer aisément pour une Firvulag, interpella le roi.
— Votre majesté ! Un dernier mot !
— Très bien, soupira Yeochee. Je sais qui vous êtes. Je suppose que vous pensez toujours que je dois vous donner un torque d’or.
— Ne me faites pas attendre ! lança Felice en fixant sur lui un regard plus pénétrant encore que celui de madame Guderian. Avec un torque d’or, je peux vous assurer du succès de cette expédition.
Le roi eut un sourire qu’il espérait suave.
— Oui, je connais tous vos dons extraordinaires. En temps voulu, vos moindres désirs seront comblés. Mais pas maintenant ! D’abord, aidez vos amis à s’emparer d’un planeur et de la Lance. Et si vous trouvez le torque de Lugonn dans le cratère, prenez-le ! Sinon, nous verrons ce qu’il convient de faire à votre retour. Quand la marchandise sera livrée, nous pourrons parler de cadeaux.
Il leva la main pour leur signifier leur congé et les gardes se mirent en branle.
— Sont-ils partis enfin ? chuchota Yeochee après un instant en jetant un coup d’œil méfiant dans la salle.
— Tous, confirma Fitharn. (Il s’assit sur le bord de la plate-forme royale, ôta une botte et en fit tomber un caillou.) Ah ! Te voilà enfin, petit salopard !
— Un peu de respect, grommela Yeochee.
— Je parlais au caillou qui me faisait souffrir, Votre Epouvante… Eh bien ? Qu’en pensez-vous ?
— Assez risqué, je dirais, fit le roi en se mettant à arpenter la salle de long en large, les mains nouées derrière le dos. Si seulement nous pouvions nous passer de ces satanés intermédiaires humains ! Tout faire par nous-mêmes.
— Nos méprisables adversaires, avec leurs torques, doivent certainement entretenir des pensées semblables, dit Fitham. Car eux aussi sont dangereusement dépendants des êtres humains. Mais il n’existe aucune autre solution envisageable, Votre Epouvante. Les humains sont plus malins que nous et bien souvent plus forts. Comment pourrions-nous espérer faire voler nos propres machines après tout ce temps ? Ou nous servir de la Lance ? Durant ces quarante dernières années, au lieu de chercher un moyen d’abattre l’Ennemi, nous avons pleuré dans notre bière. Pas plus que vous, je n’aime cette redoutable madame Guderian, Mon Roi. Mais c’est une personne extrêmement puissante. Elle peut nous aider, sans que nous ayons à la briser…
— Mais nous ne pouvons pas nous fier aux êtres humains ! Est-ce que tu as senti ce souffle hostile qui venait de Felice ? Moi, lui donner un torque d’or ?… J’aimerais mieux me plonger tout nu dans la lave !
— Nous pouvons contrôler Felice. Pallol et Sharn-Mes ont réfléchi à la question. En admettant qu’elle trouve un torque à la Tombe du Vaisseau, elle ne pourra apprendre à s’en servir en l’espace d’une nuit. Ils devront revenir ici immédiatement et Felice voudra absolument participer à l’attaque de Finiah. Nous pourrions alors lui confier nos Ogresses…
— Par les tétons de Té ! blasphéma le roi.
— …mais Ayfa et Skathe seront là pour l’éliminer au moindre signe de trahison. Et si Felice survit à l’attaque de Finiah, nous pourrons nous en débarrasser en l’envoyant dans le sud pour le Combat. Ce qui correspond tout à fait à la deuxième phase du fameux plan de madame Guderian. Ne vous faites pas de souci, Mon Roi. Nous nous servirons de Felice et des autres au mieux de nos intérêts… Ensuite, Sharn et Pallol trouveront aux humains un décès héroïque et noble digne d’eux. Si nous réussissons, les Firvulag auront non seulement la Lance mais aussi l’Epée ! Ils auront battu les Tanu et les Moins-que-rien humains du même coup ! Alors, vous serez vraiment le Maître Incontesté du Monde Connu !
— Attends que ton tour vienne, dit Yeochee avec un regard terrible, tu verras comment tu…
Le serviteur surgit brusquement, portant un grand plateau fumant et une flasque emplie d’une boisson ambrée.
— C’est prêt, Votre Epouvante ! Chaud-chaud-chaud ! Et cette fois, Mariposa dit que le saucisson de salamandre est extraordinaire !
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