— Khalid Khan peut commander le groupe chargé de l’extraction du fer. Disons qu’il lui faut dix hommes forts. Claude guidera Khan pour les recherches. Si les gars trouvent le filon et se mettent au travail, ça nous procurerait assez vite un certain nombre d’armes à notre retour.
— Si nous revenons ! lança Richard. Mais nom de Dieu, on dirait que tout le monde croit que je vais marcher dans un coup pareil ! Pas question. Dès qu’on aura plus les Tanu sur le dos, je fous le camp !
— Vous ne pouvez pas vous tirer comme ça, dit Felice. Nous avons besoin de vous !
— Vous avez un pilote. Il a conduit des œufs. Il fera l’affaire, lui. Moi, je ne me mêle pas des guerres des autres.
Madame Guderian tendit la main et toucha le pourpoint de velours noir de Richard,
— Le Hollandais Volant, hein ? Je l’ai vu plusieurs fois à l’Opéra de Lyon… Richard… Il ne faut pas suivre le même destin. Ne fuyez pas. Nous avons besoin de votre aide. Pour que nous redevenions libres et que vous retrouviez la paix. Stefanko n’a qu’une expérience très limitée du vol. Vous savez très bien que tous les œufs magnétiques sont plus ou moins automatisés. Mais vous ! Vous nous avez dit que vous avez piloté les astronefs les plus perfectionnés, mais aussi des atterrisseurs et des avions primitifs. Si quelqu’un doit faire décoller l’engin des exotiques et ramener la Lance de Lugonn, c’est bien vous !
En un instant, Richard sentit vaciller sa volonté. Ses réfutations s’effaçaient, il les oubliait comme si l’esprit d’Angélique Guderian investissait le sien, le calmait, chassait ses craintes. Satanée femelle ! se dit-il. Elle jouait avec ses pouvoirs coercitifs, elle s’attaquait à son superego, annihilait sa force mentale. Plus il tentait de lutter, plus elle assurait son emprise…
Richard ! Mon cher fils… Tu ne crois pas que je te connais ? Moi, la mère de centaines de milliers d’aventuriers blessés, perdus, qui sont venus à moi en un ultime recours ? Tu as toujours été seul, égoïste, refermé sur toi, effrayé par les autres. Tu craignais le refus et le chagrin. Mais nous sommes nés pour un tel risque, nous autres les humains. Nous ne pouvons vivre seuls, nous sommes incapables de trouver seuls la paix ou le bonheur. L’être solitaire doit toujours fuir, chercher. Loin de sa propre solitude, contre son gré. Pour combler le vide de son existence…
Pas à pas, lentement, Richard recula. Il s’éloigna de la vieille femme redoutable et se retrouva acculé à l’ancienne écorce de l’Arbre, tendant toutes ses pensées pour repousser le flux d’espérance et d’affection qu’elle dirigeait contre lui. C’était comme une eau fraîche et douce qui noyait peu à peu son esprit écorché, endolori.
— Venez avec nous, Richard, dit-elle à haute voix. Il le faut. Nous avons besoin de vous. Je ne peux pas vraiment vous dominer. Pas plus loin. Il faut que vous choisissiez librement. Et c’est ainsi que vous recevrez ce que vous avez toujours désiré.
— Allez au diable ! grommela-t-il.
— Mon pauvre malheureux enfant. Tu as fait preuve d’un égoïsme absolu, mortel. Tu as payé pour cette folie. Le Milieu t’y a obligé. Mais ton péché demeure, tout comme le mien. Ce n’est pas en perdant ton vaisseau et ton existence que tu as expié, tu le sais ! Accepte et plus jamais tu n’éprouveras du mépris à ton égard. Aide-nous. Aide ceux qui ont besoin de toi.
— Nom de…
Il battit des paupières, essayant désespérément de dissiper la brume qui envahissait ses yeux.
» J’irai avec vous. Je ramènerai ce machin volant si c’est possible. Mais c’est tout ce que je peux vous promettre.
— C’est tout ce que nous voulons, dit madame Guderian.
A présent, les chants et les rires étaient plus discrets. Certains se rapprochaient déjà des feux pour se préparer au sommeil. La petite silhouette de Fitharn se découpait sur le fond rougeoyant des braises du foyer central.
— J’ai réfléchi à votre projet d’expédition vers la Tombe du Vaisseau, dit-il. Vous allez avoir besoin de l’aide de notre peuple.
— Oui, pour trouver rapidement le cours du Danube, dit Claude. Savez-vous quel est le meilleur moyen de le rejoindre ? A notre époque, sa source se trouvait dans la Forêt Noire. Dieu seul sait où elle peut se trouver ici. Peut-être dans les Alpes. Dans une superversion du Lac de Constance…
— Une seule personne a le pouvoir de vous aider, dit le Firvulag. Il va falloir que vous rendiez visite au Roi.
Yeochee IV, Haut Roi des Firvulag, entra sur la pointe des pieds dans la grande salle d’audience de son bastion des montagnes. Son esprit sondait jusqu’aux plus sombres recoins de la grande caverne.
— Lulo, ma petite grenade ! Où te caches-tu ?
Il perçut alors comme un tintement de clochettes mêlé de rires. Une ombre dansa entre les stalactites rouges et beiges, les tentures, les bannières effrangées des trophées des Grands Combats qui remontaient à plus de quarante années. Quelque chose glissa jusqu’à l’une des alcôves, quelque chose qui ressemblait à un grand papillon de nuit et qui laissait un sillage de parfum musqué.
Yeochee se lança à sa poursuite.
— Maintenant, je te tiens ! Si tu dois t’échapper de la grotte de cristal, il te faut passer par moi !
L’alcove était éclairée par des chandelles qui brûlaient dans un grand candélabre d’or. Une profusion de cristaux de quartz tapissaient les murs et renvoyaient leur lueur en étincelles blanches, mauves et roses, donnant au lieu l’apparence d’un gigantesque géode. Des fourrures étaient entassées sur le sol. A un endroit, elles bougèrent brusquement et Yeochee s’exclama :
— Je te tiens !
Il se rua dans la grotte et souleva les peaux avec des gestes infiniment lents. Un cobra au corps aussi épais que son bras se dressa alors et siffla.
— Lulo ! Est-ce là une façon d’accueillir ton roi ?
L’image du serpent devint floue et un visage de femme apparut. Les cheveux de la créature étaient multicolores, pareils aux écailles du serpent, et ses yeux étaient d’ambre ardent. La langue qui se montrait entre les lèvres était fourchue. Avec un cri de ravissement, le roi ouvrit les bras. Le serpent eut alors un cou, des épaules, des bras à la peau douce, des doigts souples, un torse lisse et beau.
— Arrête-toi ici, proposa Yeochee. Laisse-moi le temps de réfléchir à certaines… possibilités.
Ils s’abîmèrent alors entre les fourrures et les flammes des chandelles vacillèrent.
A cette seconde, une trompette se fit entendre.
— Ah, maudit… grogna le roi.
Avec un gémissement, Lulo recula mais sa langue biffide courait toujours entre ses lèvres avides.
La trompette sonna de nouveau, plus près, cette fois, puis des gongs retentirent en écho. Les stalactites de cristal, autour de la grotte, répondirent comme autant de diapasons.
Yeochee s’assit. Une expression de vif mécontentement avait envahi son visage jovial.
— Ah, ces stupides Moins-que-rien ! Ils croient qu’ils vont s’emparer d’une arme secrète pour vaincre les Tanu. J’ai promis à Pallol de les rencontrer afin d’en savoir plus.
La lamia s’éloigna un peu plus, ses formes changèrent, s’effacèrent, et elle devint une petite femme boulotte avec des joues rondes et brillantes et des cheveux coiffés en chignon. Elle fit la moue tout en ramenant sur son corps nu une fourrure de vison.
— Eh bien, si cela doit te prendre du temps, pour l’amour de Té, essaie au moins de me faire apporter quelque chose à manger. Tout cela m’a complètement affamé, vois-tu… Et attention : pas de cette affreuse salamandre bouillie ! Ni de chauves-souris grillées !
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