— Prouvez-le.
— Allez-vous faire voir ! cria-t-elle. Elle marcha droit sur lui, le visage soudain déformé par la colère. Comment ? Comment ?
— Felice, dit madame Guderian, gardez votre calme. Asseyez-vous.
Fitham leva son pilon et grommela :
— Du bois pour le feu ! Je suis gelé jusqu’à l’os et mon moignon me fait mal.
— J’ai un remède pour cela, dit Anna-Maria. Si vous êtes certain que votre protoplasme est humanoïde…
Il eut un large sourire et hocha la tête. Anna-Maria procéda à l’injection et il s’écria :
— Ça va mieux ! Que Té vous bénisse, ma sœur, si vous pouvez faire cela !
— Nos races sont plus proches que vous ne semblez le penser, Fitharn.
— Peut-être, peut-être, fit le petit être en plongeant un regard brusquement redevenu morose dans sa chope de vin.
— Au moment où tu es arrivé, Fitham, dit madame Guderian, j’expliquais notre plan à nos nouveaux amis. Il serait peut-être mieux que tu m’aides. Par exemple, tu pourrais leur raconter l’histoire de la Tombe du Vaisseau.
La chope du Firvulag fut à nouveau remplie et il commença :
— Très bien. Approchez-vous et écoutez. Ceci est le Conte de Brede, tel qu’il m’a été rapporté par mon grand-père. Il est retourné il y a cinq cents ans dans le ventre sombre de Té pour renaître, quand Tana et Té seront redevenues sœurs et ne feront plus qu’Une, quand les Tanu et les Firvulag auront noué une alliance éternelle…
Il s’interrompit et demeura silencieux durant un moment, avant de porter la chope de vin fumant à ses lèvres, les yeux clos, humant les riches parfums épicés. Puis il la reposa, croisa les mains et leur dit le conte sur un ton curieusement musical et cadencé.
— Quand le Vaisseau de Brede, par la grâce de Té, nous a conduit ici, sa force, son cœur et son esprit ont succombé à son effort, et il est mort afin que nous survivions. Quand nous avons quitté le Vaisseau, nos planeurs ont déployé leurs grandes ailes et tous nous avons chanté le même Chant, amis et ennemis. Et nous avons versé les mêmes larmes sur le chemin de la Tombe. Nous avons vu le Vaisseau arriver en brûlant de l’orient. Il a traversé l’atmosphère, percé le ciel en hurlant. L’incendie de sa fin a embrasé le jour. Sous le souffle de son passage, des forêts se sont abattues, des montagnes se sont effondrées et le tonnerre a roulé sur le monde. Dans les mers de l’est, les eaux se sont changées en vapeur. Sur la trace de sa chute, il n’est pas un être vivant qui ait survécu. Jusqu’à la fin, nous avons pleuré. Et le Vaisseau appelait. En explosant, il a cassé son âme et toute la planète a gémi. L’air, les eaux, les terres. Le Vaisseau s’est abîmé dans une tempête, une blessure, un ouragan de feu que les larmes de Brede ont éteint. Ensuite, nous nous sommes envolés à nouveau.
» Puis Pallol, Medor, Sharn et Yeochee, Kuhsarn le Sage et Dame Klahnino, le Thagdal, Boanda, Mayvar, Dionket, Lugonn la Scintillante ainsi que Leyr le Brave… Tous se sont avancés dans le couchant pour trouver un asile. C’était la Trêve et nul ne pouvait se battre. Les Tanu ont choisi Finiah, près du fleuve, mais nous autres, plus sages, nous avons élu le Haut Vrazel, sur la montagne du brouillard. Ensuite, un seul devoir nous incombait encore : consacrer la Tombe.
» Une dernière fois, nous nous sommes envolés. Nous nous sommes posés au bord d’une terre cassée, devant un lac de ciel liquide trop vaste pour que nos regards puissent le percer et autour de nous il n’y avait qu’un pays écorché, brûlé, immobile. Et le silence. Et nous avons organisé un Grand Combat, le premier jamais organisé sur ce monde. Sharn se battait pour les Firvulag et Lugonn le brillant était du côté des Tanu. Ils se sont affrontés à la Lance et à l’Epée jusqu’à ce que leurs armures en deviennent ardentes. Alors des oiseaux sont tombés du ciel et certains de ceux qui regardaient ont perdu la vue. Ils se sont battus durant des heures et des heures, et des jours ont passé, et tous ceux qui étaient là ont crié d’une seule gorge et ils ont été alors transfigurés par la gloire du Vaisseau et de sa mort.
» A la fin, le brave Sharn est tombé, l’Epée à la main. La victoire est allée à Lugonn que l’obscène Nodonn avait tenu entre ses serres de voleur et la rosée s’est mêlée à nos larmes. Ainsi, les Offrandes de l’Homme et de la Lame ont-elles consacré la Tombe du Vaisseau. Et nous sommes repartis, tous nos esprits unis pour un dernier Chant en l’honneur du Vaisseau et de celui qui devait être son dernier capitaine pour son dernier voyage vers l’abri de la nuit, vers le sein de la Déesse, dans l’attente de la venue de la Lumière…
Le Firvulag leva sa chope de vin et la vida. Puis il étira ses bras dans un craquement de ligaments et contempla Felice avec une expression bizarre.
— Nous trouvons dans ce conte ancien certains éléments d’information, dit madame Guderian. Vous aurez noté ces références à des engins volants. Il est évident que ce sont-là des machines assez sophistiquées, puisqu’elles ont permis l’évacuation du Vaisseau dans la haute atmosphère de la Terre avant qu’il ne s’écrase au sol. Si l’on considère la technologie qu’implique le transport de passagers à l’intérieur d’un organisme intergalactique, on ne peut que douter que ces engins volants aient été mus par de simples moteurs à réaction et à carburant. Il est plus probable qu’ils étaient à propulsion magnétique, tout comme nos œufs et nos vaisseaux sub-luminiques. Donc…
Richard l’interrompit :
— Donc, ils devraient encore être opérationnels ! Pegleg dit qu’ils sont tous repartis. Ils ont donc sans doute abandonné les engins près de la Tombe ! Nom de Dieu !
— Où est cette Tombe du Vaisseau ? lança Felice. Où ?
— Quand l’un d’entre nous meurt, dit le petit Firvulag, ses amis ou les membres de sa famille emportent ses restes jusqu’en un lieu secret que nul, parmi ceux qui le pleurent, n’a jamais vu auparavant. Et jamais plus nul n’y retourne. Le lieu est effacé de la mémoire, à moins que l’Ennemi ne s’attaque aux restes du mort ou que des bandits ne tentent de dérober les offrandes rituelles…
— Etrange coutume, dit Richard.
— Alors vous ne savez même pas où se trouve le Vaisseau ? lança Felice.
— Cela remonte à un millier d’années.
Richard jeta la louche qu’il brandissait dans la marmite de ragoût avec un bruit violent.
— Mais bon sang de bon sang ; ça doit être un sacré cratère ! Est-ce qu’il n’a pas parlé de « ciel liquide » ? Et ça doit se trouver quelque part à l’est de Finiah, non ?
— Nous avons fait des recherches, dit madame Guderian. Nous avons entendu ce conte il y a trois ans déjà. C’est alors que nous avons mis notre plan au point et nous avons tout fait pour retrouver la Tombe du Vaisseau. Mais il faut tenir compte du terrain, Richard ! A l’est, au-delà du Rhin, nous trouvons la Forêt Noire. A notre époque, c’est un massif montagneux peu important, une région pittoresque où se retrouvent les adeptes de la marche à pied et les fabricants de coucous en bois. Mais ici les montagnes du Schwarzland sont jeunes, très hautes. Elles dépassent parfois deux mille cinq cents mètres d’altitude. Elles sont très accidentées, dangereuses à traverser. Et c’est le repaire principal des Criards… les Hurleurs.
— Et vous savez qui sont les Criards ? ajouta le Firvulag en regardant Richard d’un air espiègle. Ce sont les gens comme moi qui n’aiment pas les gens comme vous. Ceux qui n’acceptent pas que le Roi Yeochee leur dise qui sont leurs ennemis.
— Durant toutes ces dernières années, reprit madame Guderian, nous avons tenté d’explorer le centre de la Forêt Noire, au nord de Finiah. Mais nous avons dû affronter bien des périls, même avec l’aide de nos amis Firvulag. Nous avons perdu dix compagnons et trois autres sont devenus fous. Il y a eu aussi cinq disparus.
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