Yeochee boutonna son habit d’or passablement défraîchi et froissé et passa hâtivement la main dans ses cheveux blonds emmêlés et dans sa barbe hirsute.
— Je vais te commander quelque chose de délicieux, promit-il. Nous avons reçu un nouveau cuisinier humain, l’autre jour. Il fait de merveilleuses pâtisseries à base de fromage.
(Il passa la langue sur ses lèvres.) Mais cette affaire ne va pas me prendre trop de temps, crois-moi. Nous picorerons ensemble ici, et comme dessert…
La trompette sonna une troisième fois, juste à l’extérieur du hall.
Yeochee leva une main gantée de métal et fit surgir le mirage de plusieurs dizaines de courtisans et d’hommes d’armes qui se placèrent autour du trône. Les rochers de la montagne s’emplirent de couleurs magnifiques et des percussions cristallines saluèrent l’entrée des humains et de Fitharn dans la salle royale.
L’un des courtisans d’illusion s’avança et déclama en anglais courant, à l’usage des Moins-que-rien :
— Rendons tous hommage à son Eblouissante Altesse Yeochee IV, Seigneur Souverain des Hauteurs et des Abîmes, Monarque de l’infernal Infini, Père de tous les Firvulag et Maître Incontesté du Monde Connu !
Une note d’orgue assourdissante fit brusquement s’arrêter les visiteurs. Le roi se dressa et, sous leurs yeux, sa taille parut grandir. Il fut bientôt pareil à une immense idole aux yeux d’émeraude dont la tête se perdait entre les stalagmites.
Fitharn s’inclina brièvement.
— Comment allez-vous, mon roi ?
— Il vous est permis d’approcher ! gronda l’apparition.
Fitharn se remit en marche, suivi par les humains. Avec quelque regret, Yeochee nota que seuls deux des Moins-que-rien – un personnage mince à la moustache noire et une femme plus jeune, très élancée, les joues creuses, avec les cheveux noués de façon plutôt ingrate – semblaient un peu impressionnés par l’apparence monstrueuse qu’il s’était choisie. Les autres le contemplaient avec amusement non dénué d’intérêt scientifique. Quand à madame Guderian, son attitude trahissait un ennui tout à fait gaélique. Ah, Té ! se dit-il, pourquoi ne pas prendre ça avec calme ?
— Nous condescendons à assumer une apparence moins redoutable ! déclama Yeochee avant de retrouver sa forme habituelle, son habit d’or fatigué, ses pieds nus, sa couronne posée de travers.
— Et maintenant ? demanda-t-il en se tournant vers Fitharn. Quelle est la raison de tout ceci ?
— Il semble que le plan de madame Guderian pour affronter les Tanu ait progressé de façon décisive, mon roi. Mais il vaut mieux qu’elle vous en parle !
Yeochee soupira. Madame Guderian lui rappelait feu sa grand-mère, une dame qui avait toujours su deviner ses méfaits enfantins. La vieille Française était certainement douée pour l’intrigue politique, mais il avait amèrement regretté de lui avoir offert un torque d’or. Les plans de madame Guderian semblaient toujours bénéficier aux Moinsque-rien alors que les Firvulag n’en retiraient que des gains bien dérisoires. Il se disait souvent qu’il aurait dû obéir à sa première impulsion et la réduire en cendres avec ses pouvoirs psychiques le jour même où elle avait eu l’audace de franchir la Porte du Temps. Après tout, indirectement, elle était responsable de la lente dégradation de la situation de son peuple !
La vieille femme portait les vêtements de peau de daim qui étaient la tenue favorite des rôdeurs de sa race. Elle s’avança droit vers le trône et inclina brièvement la tête.
— Vous avez l’air en forme, monseigneur. Vous prenez de l’exercice, dirait-on.
Yeochee fronça les sourcils tout en se disant que la vieille humaine venait fort à propos de lui rafraîchir la mémoire à propos de Lulo et de leur petit goûter. Il tendit la main et tira sur une corde d’appel.
— Pallol me dit que vous auriez découvert le site de la Tombe du Vaisseau.
— C’est vrai. (Elle désigna un homme aux cheveux argentés, dans le groupe d’humains.) L’un de nos nouveaux compatriotes, le professeur Claude Majewski. Il pense avoir trouvé la Tombe. Il en connaissait la situation par ses études scientifiques dans le monde de l’avenir.
— Et on la connaîtra toujours dans six millions d’années ? s’étonna le roi.
Yeochee fit signe au paléontologue de s’approcher.
— Vous, là, Claude. Dites-moi : dans l’avenir, votre peuple a-t-il quelque souvenir de nous ?
Claude sourit au Firvulag. Son regard rêveur courut dans tout le vaste hall creusé au cœur des Vosges.
— Votre majesté, en ce moment-même, les ancêtres directs de l’humanité ne sont encore que des petits singes qui se tapissent dans la forêt. Ils n’ont pas de langage et il leur est impossible de transmettre quelque souvenir que ce soit à ceux qui viendront après. Les premiers êtres humains primitifs doués du sens de la parole n’apparaîtront pas avant deux ou trois millions d’années environ, et aucune tradition orale ne se développera avant… disons huit ou neuf mille années avant mon époque. Vous admettrez donc qu’il est peu probable que l’humanité de l’avenir ait quelque trace de souvenir concernant une race de petits êtres exotiques qui étaient capables de changer d’apparence et vivaient dans le sous-sol…
Le roi haussa les épaules.
— C’est seulement une pensée qui m’est venue… Ainsi, vous savez où se trouve la Tombe du Vaisseau, hein ?…
— Je le crois, du moins. Et vous n’avez aucune objection morale à ce que nous la pillions pour notre bénéfice mutuel ?…
Les petits yeux verts de Yeochee lancèrent un éclair menaçant.
— Attention, vieux Claude. Vous ne prendrez rien qui ne puisse être restitué avec intérêt, et en temps voulu, lorsque nous aurons comblé le désavantage injuste qui existe entre nous et l’Ennemi.
— Nous vous aiderons à y parvenir, dit madame Guderian. Monseigneur, j’en ai fait le vœu car cela fait partie de mon expiation. Quand les humains ne seront plus les esclaves des Tanu, le status quo des deux races sera rétabli. Et ce sera Finiah que nous frapperons en premier, en utilisant un engin volant et la Lance de la Tombe du Vaisseau.
Le roi était occupé à tresser sa barbe dorée.
— Le facteur temps ! Il ne reste que trois semaines avant l’équinoxe. Ensuite, une dizaine de jours et ce sera la Trêve pour le Rassemblement du Grand Combat. Hummm… Pour préparer une attaque contre les Tanu, nos forces ont besoin d’une semaine au moins. Y a-t-il quelque chance pour que vous soyez de retour ici avec le planeur et la Lance avant que débute la Trêve ? Nous sommes prêts à vous soutenir si nous pouvons vraiment espérer vaincre Velteyn et son cirque volant. Si nous venions à bout de Finiah, le moral de nos filles et de nos gars serait au zénith, cette année, pour les Jeux.
Madame Guderian se tourna vers Claude.
— Est-il possible de faire l’aller-retour entre ici et le Ries en un mois ?
— Nous pourrions y arriver. Mais pour cela, il nous faut un guide capable de nous conduire au Danube par le plus court chemin. De l’autre côté de la Forêt Noire, il existe certainement un bassin sédimentaire – une coulée molassique entre les Alpes et le Jura Souabe. Le fleuve doit couler doucement, c’est probable. Nous gagnerons le Ries à la voile et nous reviendrons en volant.
— En un mois ? insista le roi.
— Si nous pouvons profiter de vos bons offices pour disposer d’un guide, c’est faisable, oui.
Fitharn s’avança et dit :
— Le puissant Sharn-Mes propose qu’un certain Sugoll accompagne l’expédition. Un bien mauvais plaisant, même pour un Hurleur, et pas exactement loyal. Mais il prétend régner sur la région de Feldberg, et même sur les Cavernes d’Eau, au-delà de la Gorge du Paradis. Sharn-Mes considère que si quelqu’un connaît bien le fleuve, c’est Sugoll. Si vous autorisez Madame à faire appel à ses services, je puis conduire ces gens jusqu’à son repaire.
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