— Parce qu’ils espèrent se servir de moi, bien sûr. Ils voudraient faire de moi un outil, ou plutôt une arme, contre leur ennemi mortel : les Tanu. Leurs frères.
— Et maintenant, vous comptez nous utiliser, nous, dit Anna-Maria.
Un sourire se dessina sur les lèvres minces de madame Guderian.
— C’est évident, ma sœur, n’est-ce pas ? Vous ne savez pas à quel point nous sommes pauvres et les épreuves que nous devons affronter. Les Tanu nous appellent les Moins-que-rien… et nous acceptons ce nom avec fierté. Durant toutes ces années, nous sommes parvenus à nous soustraire à la captivité. Nous n’étions pas des proies bien tentantes : la plupart d’entre nous n’ont aucun talent particulier qui pourrait constituer un danger pour les exotiques. Mais les gens de votre groupe sont différents. Les Tanu veulent se venger, mais nous, nous vous considérons comme des alliés très précieux. Il faut que vous restiez avec nous ! Nous, les Moins-que-rien. Felice, même sans torque, est capable de contrôler les animaux et même d’influencer certains humains. De plus, physiquement, elle est forte et c’est une tacticienne habile. Quant à vous, Anna-Maria, vous êtes experte en médecine et en religion. Deux choses dont les miens sont privés depuis des années. Richard est un navigateur, bien que les navires qu’il a commandés aient vogué entre les étoiles. Il peut jouer un rôle déterminant dans la libération de l’humanité et…
— Une minute ! lança le pirate en agitant son écuelle.
Claude jeta quelques branches dans le feu avant de dire :
— Ne m’oubliez pas, surtout. En tant que vieux chasseur de fossiles, je peux vous indiquer très exactement les endroits où les fauves du Pliocène croqueront vos os après que les Tanu et les Firvulag en aient fini avec vous.
— Vous avez la plaisanterie facile et pas très drôle, dit madame Guderian d’un ton sec. Mais peut-être monsieur le distingué professeur voudra-t-il consentir à nous révéler son âge ?…
— Cent trente-trois ans.
— Deux ans de plus que moi, alors… Je compte sur vous pour donner tous les conseils que vous jugerez utiles à notre troupe. Votre vaste expérience nous sera infiniment utile pour le plan que je vous expose, notre destin final : la libération de l’humanité au Pliocène. Et si vous me trouvez un peu trop jeune et impulsive, dites-le moi.
— Là, Claude, elle vous a eu, dit Richard. Mais si vous voulez mon avis, je crois bien que cette ratatouille est au mieux de sa forme.
— Alors, nous allons manger, dit madame Guderian. Peo et ses combattants ne tarderont pas à nous rejoindre. Allez, les enfants ! C’est l’heure du souper !
Lentement, chacun s’approcha avec son bol et sa chope. Les Moins-que-rien étaient peut-être deux cents dans le refuge de l’Arbre. Les hommes étaient plus nombreux que les femmes et il y avait quelques enfants, aussi paisibles et rudes que leurs parents. La plupart étaient vêtus de peau ou de robes rustiques tissées à la main. Aucun type physique ne semblait dominant et l’on ne retrouvait pas ici les tenues excentriques qu’affectionnaient les humains des caravanes qui faisaient route vers Finiah. Les Moins-que-rien ne semblaient ni résignés, ni fanatiques. Ils avaient obéi à l’ordre de repli de madame Guderian mais n’en semblaient pas inquiets outre mesure. Ils entretenaient avec la vieille femme des rapports respectueux ou chaleureux selon les cas. Certains plaisantaient au passage avec Richard, adressaient une réflexion aimable aux cuisiniers. En fait, le seul adjectif qui pût convenir aux Moins-que-rien était « ordinaire ».
Anna-Maria les dévisageait, s’interrogeant sur les raisons qui avaient pu pousser ce petit nombre d’hommes et de femmes à défier les exotiques. Pour ces exilés, songea-t-elle, le rêve avait recommencé. Ce petit noyau de liberté allait-il pouvoir grandir ?
— Mes bons amis, annonça madame Guderian, nous avons ce soir parmi nous des nouveau-venus. Vous les avez tous vus mais peu d’entre eux leur ont encore adressé la parole. C’est pour eux que nous sommes rassemblés ici. Mais nous avons l’espoir, avec leur aide, de pouvoir parvenir plus rapidement à nos buts. (Elle s’interrompit et, du regard, parcourut les profondeurs sombres du refuge. Dans le silence, on n’entendait que les craquements et sifflements des bûches.)
» Tout en mangeant, je propose que nous demandions à nos nouveaux camarades de nous raconter comment ils ont pu échapper à la Prison de la Porte pour parvenir jusqu’à nous. (Se tournant alors vers les rescapés du Groupe Vert, elle demanda :)
» Qui veut prendre la parole en votre nom ?
— Qui d’autre ? lança Richard en désignant Claude.
Le vieil homme se leva. Il parla pendant près d’un quart d’heure sans être interrompu. Mais quand il en arriva au moment où Felice avait décidé d’attaquer Epone, ils entendirent un sifflement au-dehors. Le petit chat sauvage bondit des bras d’Anna-Maria et se précipita vers la porte, tout le poil hérissé, pareil à un puma sur la défensive.
— C’est Peo, annonça madame Guderian.
Une dizaine d’hommes, lourdement armés d’épées et d’arcs, surgirent dans le refuge, leurs vêtements dégoulinants. A leur tête se trouvait un personnage d’âge moyen presque aussi robuste que Stein. Il était revêtu de peaux de daim effrangées et de colliers de coquillages comme un ancien Indien d’Amérique. Claude avait interrompu sa narration et observait les nouveau-venus qui prenaient place autour du feu au fur et à mesure qu’on leur servait le repas. Finalement, il reprit la parole et termina le récit de leurs aventures jusqu’à l’instant où ils étaient arrivés à l’Arbre. Puis il se rassit et madame Guderian lui tendit un gobelet de vin chaud.
Le silence persista un long moment. Finalement, ce fut l’Indien qui prit la parole.
— Le fer… C’est par le fer que Dame Epone est morte ?
— Par le fer et rien d’autre, dit Richard. Elle était en lambeaux et je l’avais frappée plusieurs fois avec la lame de bronze, mais elle ne me lâchait pas. Alors, j’ai eu l’idée de me servir de la dague de Felice.
L’Indien se tourna vers Felice et demanda :
— Donnez-la-moi.
— Pour qui vous prenez-vous ? fit-elle d’un ton glacial.
Il éclata d’un rire énorme qui résonna comme dans la nef d’une cathédrale.
— Je suis Peopeo Moxmox Burke, dernier chef de la tribu des Wallawalla, ancien juge de la Cour Suprême de l’Etat de Washington. Mais je suis aussi l’ex-chef de cette bande de paskudnyaks, son Chef d’Etat-Major et son Capitaine. Maintenant, est-ce que je peux voir cette dague ?
Avec un sourire, il tendit la main. Elle lui posa le fourreau doré dans la paume. Burke sortit l’arme et leva la lame dans la clarté des flammes.
— Un alliage d’acier inoxydable à fil permanent, commenta Felice. C’est un jouet courant sur Acadie. On s’en sert pour tout, aussi bien pour se curer les dents que pour tailler des sandwiches ou piquer le bétail.
— Oui, ça me paraît très ordinaire. Si l’on excepte la poignée d’or.
— Anna-Maria a une théorie à ce sujet, intervint Claude. Dites-lui, mon enfant.
Burke écouta avec intérêt l’exposé d’Anna-Maria sur les exotiques porteurs de torques. Il murmura :
— Ça se pourrait… Le fer pourrait être comme un poison neural qui bloque le champ vital.
— Je me demande… commença Felice en regardant madame Guderian avec une expression parfaitement innocente.
La vieille femme s’approcha de Burke et lui prit la dague des mains. Sous les regards surpris, elle pointa la lame sur sa gorge, juste au-dessous du torque doré, et se perça la peau. Une goutte de sang perla. Elle rendit alors l’arme à Burke.
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