La vieille femme la fixa en silence durant un instant.
— Mon enfant, dit-elle enfin, ne succombez pas à la tentation. Ce torque est une partie de moi. Et ce jusqu’à ma mort.
Felice émit un rire léger.
— Vous n’avez rien à craindre de moi, madame. Jetez seulement un coup d’œil dans mon esprit.
— Je ne peux pas lire en vous, Felice. Vous le savez très bien. Je ne suis pas une rédactive et vos pouvoirs latents sont suffisamment forts pour vous protéger. Mais durant toutes ces années passées à l’Auberge, j’ai appris à discerner les personnalités telles que la vôtre. Et, quoique je sois limitée par mes propres métafonctions, je jouis de la confiance des Firvulag… Et eux , ils lisent clairement en vous.
— Ainsi, c’est donc ça, murmura Felice. Je sentais quelque chose…
— Ils vous ont sondée dès les premières heures, reprit madame Guderian. Ils suivent toujours les caravanes. Le Petit Peuple espère toujours qu’un contretemps quelconque mettra les voyageurs à leur merci. C’est pour cela qu’ils vous ont aidés à leur façon sur les bords du Lac de Bresse quand vous avez repris votre liberté. Ils ont ajouté des images de confusion dans l’esprit des chalikos et des soldats pour faciliter la victoire de vos amis. Mais les Firvulag ont été très impressionnés par vous, Felice ! Ils ont mesuré tout votre potentiel. Et, bien sûr, ils vous craignent aussi, à juste titre. Mais le plus habile parmi tous ceux qui vous ont suivi est sans doute Fitharn. Il est parvenu à susciter une illusion si concrète qu’il a réussi à dominer totalement l’esprit d’un de vos camarades.
— Dougal ! s’exclama Felice en se dressant brusquement.
— Exactement.
— Rusés les petits monstres ! ricana Richard. Je suis persuadé qu’ils pourraient repêcher ce torque d’or s’ils le voulaient.
Des émotions complexes jouèrent sur le visage de Felice. Elle était sur le point de riposter quand madame Guderian leva la main d’un geste impératif.
— Les Firvulag accordent leurs dons selon leur gré et non pas selon nos désirs. Il vous faudra faire preuve de patience.
— Ainsi, insista Claude, les Firvulag nous ont suivis depuis le début. Ne me dites pas qu’ils ont également obscurci l’esprit de nos poursuivants ?
— Certainement. Comment expliquez-vous que les marins du Lac, avec leurs torques gris, n’aient pas repéré la moindre trace de votre sillage ? Et les soldats qui vous ont poursuivi dans la forêt malgré vos pathétiques efforts pour brouiller votre piste ? Bien sûr que les Firvulag vous ont constamment aidés ! Et Fitharn nous a signalé votre présence dès que vous êtes entrés dans la forêt des Vosges. Nous sommes alors partis à votre avance. Et ce sont également les siens qui nous ont prévenu de l’approche de la Chasse. Généralement, les Tanu de la Chasse ne pénètrent pas aussi loin dans les montagnes.
Richard goûta le bouillon du ragoût et fit la grimace.
— Et maintenant que nous sommes ici, en sûreté, que va-t-il se passer ? Je n’ai pas envie de passer ma vie terré dans ce trou, bon sang !
— Nous non plus, cela ne nous fait guère plaisir. En vous réfugiant dans les Vosges, vous nous avez causé beaucoup d’ennuis. D’ordinaire, les Tanu auraient tendance à nous tolérer. Notre peuple vit tranquillement dans ses villages secrets. Moi-même, je réside habituellement aux Sources Cachées, près du futur site de Plombières-les-Bains. Mais le meurtre d’Epone semble avoir déchaîné Velteyn, Seigneur de Finiah. Il faut que vous compreniez que jamais encore un Tanu n’a été assassiné par un humain sans torque. La Chasse Volante de Velteyn va vous traquer aussi loin que possible dans l’espoir de remettre la main sur Felice. Il y aura des patrouilles de torques gris un peu partout, tout au moins jusqu’à ce que les Tanu commencent à se consacrer aux préparatifs du Grand Combat… Quand Peo et ses guerriers seront de retour, nous discuterons de ce qu’il convient de faire à votre propos. Je les sens déjà qui approchent.
Claude fit rouler une des grosses perles gravées du rosaire sous le nez du petit chat sauvage. Le félin, d’un coup de patte, le renvoya vers Anna-Maria, puis arqua l’échine, comme pour saluer son habileté. La nonne le prit entre ses bras et se mit à le caresser.
— Est-ce que vous avez des nouvelles des autres fugitifs ? demanda-t-elle. De ceux qui étaient en bateaux ? Et de notre ami Yosh et des Gitans ?
— Deux des Gitans ont survécu à leur combat dans le ravin. Nous allons les guider afin qu’ils nous rejoignent ici. Nous ne savons rien du Japonais. Les Firvulag des régions nordiques sont sauvages et ils ne respectent guère l’alliance que nous avons conclue avec leur Grand Roi. Votre ami a peu de chances de s’en sortir. Quant à ceux qui se trouvaient à bord des bateaux : la plupart ont été repris par les marins des forts. Ils sont pour la plupart emprisonnés à Finiah. Six autres fugitifs qui ont réussi à atteindre les rives du Jura sont à présent avec des Firvulag amis qui les conduiront sous peu jusqu’à un refuge d’humains libres dans les montagnes. Et sept autres… (Madame Guderian secoua la tête d’un air sombre.) … sept autres ont été pris par les Criards, des Firvulag hostiles que l’on appelle aussi les Hurleurs.
— Et que va-t-il leur arriver ? demanda Anna-Maria d’un ton angoissé.
Madame Guderian eut un haussement d’épaules et son torque scintilla dans la clarté du feu.
— Ah, ma sœur… Ces exotiques sont tous des barbares, même les meilleurs d’entre eux. Quant aux pires… Je n’ose pas parler de leurs crimes. Les Firvulag et les Tanu appartiennent à la même espèce mais, en vérité, ils constituent une race dimorphique dont le schéma génétique est très particulier. Sur leur planète d’origine, cela a abouti à un antagonisme permanent entre les deux formes – les êtres de grande taille aux pouvoirs métas latents, et les plus petits, aux pouvoirs opérationnels quoique limités. Il faut que vous compreniez bien que ces exotiques sont venus sur Terre afin de retrouver le droit de perpétuer certaines coutumes barbares, de préserver une culture archaïque qui était à juste titre proscrite par les membres les plus civilisés de leur confédération galactique. Certains de leurs jeux les plus cruels sont physiques : la Chasse, le Grand Combat, sur lesquels vous en saurez plus très bientôt. Mais ils ont aussi leurs jeux mentaux. Les Tanu, avec leurs métafonctions à longue portée, ne les apprécient guère. C’est une forme de joute subtile qui est surtout le domaine des Firvulag sans torque. Les représentants du Petit Peuple ont des pouvoirs perceptifs développés mais, surtout, une métafonction opérationnelle importante : la créativité. Ce sont des maîtres dans l’art de l’illusion. Ils peuvent pousser les humains, et même certains Tanu parmi les plus faibles, à la folie rien qu’en jouant sur la terreur et l’angoisse. Ils arrivent même à tuer à distance les êtres les plus sensibles en suscitant un choc psychique violent. Les Firvulag savent se changer en démons, en monstres, en tourbillons, en mirages lumineux. Les illusions qu’ils créent pénètrent les cerveaux les plus vulnérables et déclenchent des réactions de suicide ou d’automutilation. Les Hurleurs tirent un grand plaisir de cette perversion car ils ne sont eux-mêmes que des mutants difformes. Les armes des Firvulag, voyez-vous, sont nos propres cauchemars, nos rêves les plus fiévreux, nos terreurs cachées, nos replis noirs d’imagination et de crainte. Détruire leur procure un plaisir sadique inouï.
— Mais ils ne vous ont pas détruite, pourtant, remarqua Felice. Ils vous ont même donné un torque d’or. Pourquoi ?
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