Le regard noir, elle ne répondit rien.
— Je vais vous dire ! Je vais rester ici encore un ou deux jours à me reposer, ensuite je marcherai droit vers le nord, jusqu’aux grands fleuves et à l’océan, comme Yosh. Avec un peu de chance, je le retrouverai. Quand j’aurai atteint l’Atlantique, je suivrai la côte cap au sud. Et pendant que madame jouera les princesses rebelles, je m’installerai comme pirate à Bordeaux. Je ferai pisser du bon vin et je sauterai toutes les filles du coin.
— Et nous ? demanda Claude d’un ton neutre.
— Venez avec moi ! pourquoi pas ? Le voyage ne sera pas difficile. Je ne vais pas me casser le cul à escalader les Vosges, moi. Claude, écoutez-moi : vous et Anna-Maria, vous restez avec moi et je vous trouverai un petit coin tranquille dont les Tanu n’ont jamais entendu parler. A votre âge, vous ne devriez pas vous lancer dans toutes ces bagarres de gamin… Et vous, Anna-Maria ? Vous savez que ces gens tuent pour le plaisir ? Vous êtes une religieuse, n’est-ce pas ?
— Richard, vous vous trompez, dit simplement Felice en finissant son café.
Claude les regarda tour à tour, puis secoua la tête.
— Il faut que je réfléchisse. Et j’ai quelque chose à faire. Si cela ne vous contrarie pas, je vais aller jusqu’à ces chênes, là-bas, et passer un moment seul.
Il se leva, porta la main à la grande poche de sa saharienne, puis s’éloigna.
— Prenez le temps qu’il vous faudra, Claude, lança Felice. Je m’occupe d’Anna-Maria. Mais n’oubliez pas de surveiller les alentours.
— Et ne vous perdez pas, ajouta Richard.
Tout en se dirigeant vers le bouquet de chênes, Claude prit des points de repère, comme il l’avait fait durant tant d’années sur les planètes nouvelles. Un chêne avec deux grandes branches retombantes, pareilles aux bras d’un ogre. Un promontoire de roc rougeâtre qui saillait au milieu des éminences de granit gris. Un coin de prairie desséchée avec un platane dont une branche apparaissait bizarrement dorée pour la saison. Un étang couvert de nénuphars roses où nageaient deux canards imperturbables. Et là-bas, entre des éboulis, une cascade sur laquelle se penchait un splendide hêtre, des fougères fines tout autour.
— Ça te plaît, Ginny ?
Il s’agenouilla, tendit les mains, s’aspergea le front d’eau glacée, puis la nuque.
— Oui, dit-il, je pense que ça convient parfaitement.
Il prit une pierre plate, très mince, et s’approcha du pied du hêtre. Avec précaution, il ôta une plaque de mousse et creusa un trou dans lequel il plaça la boîte de bois gravé. Puis il remit l’humus et la mousse en place, tapota doucement mais ne posa ni croix ni pierre. Ceux qui l’avaient aimée sauraient toujours où reposaient ses cendres. Ensuite, il retourna auprès de la cascade, prit un peu d’eau entre ses mains et en arrosa la mousse qu’il avait dérangée. Puis il s’assit, appuyé contre le hêtre, et ferma les yeux.
Quand il s’éveilla, l’après-midi tirait à sa fin. Et là, dans la pénombre, quelque chose était accroupi auprès de la cascade et le regardait avec des yeux vert pâle emplis de méfiance.
Il retint son souffle. C’était peut-être le plus bel animal qu’il ait vu. Il était petit, gracile, guère plus long que sa main, avec une queue souple et mince qui devait bien mesurer plus de vingt centimètres. Sa fourrure, sur l’échine, était d’un noir subtil, comme celle d’un renardeau, alors que, sur les flancs, elle était d’un orange très pâle. La tête était féline, avec une expression intelligente, douce, bienveillante. Claude avait l’impression d’avoir devant lui un cougar miniaturisé.
Ce devait être le felis zitteli, l’un des plus lointains ancêtres du chat. Claude, doucement, plissa les lèvres et émit un sifflement bas et modulé. L’animal inclina ses oreilles. Doucement, très doucement, Claude glissa une main dans sa poche et en sortit un petit sachet de fromage d’algues.
— Pss, pss, pss, fit-il en le posant sur la mousse à ses côtés.
Lentement, le chat s’approcha, les narines dilatées, les moustaches hérissées. Il renifla discrètement la nourriture, darda une petite langue rose, prit une miette. Ses yeux étaient comparativement plus grands que celui d’un chat domestique, estima Claude. En tout cas, leur expression était indéniablement amicale. Il perçut un ronronnement très doux. Felis zitteli était heureux.
Claude lui offrit un supplément de fromage, puis risqua une caresse que le chat accepta, arquant le dos, la queue en point d’interrogation. Il s’approcha du vieil homme et frotta son front contre sa cuisse.
— Il est gentil, le chat, hein ? On dirait que tu as de jolies petites dents… Je me demande si tu te nourris d’insectes ou bien si tu pêches les petits poissons ?
Le chat baissa la tête, lui adressa un regard langoureux et sauta sur lui. Il s’installa entre ses cuisses avec l’aisance de l’habitude. Tout en le caressant, Claude lui parlait à voix basse. Les ombres, peu à peu, devinrent mauves et une brise froide agita les branches.
— Tu sais, dit-il enfin à regret, il va falloir que je m’en aille.
Il souleva le petit félin par le ventre et le posa sur le sol. Puis il se redressa, persuadé que le chat allait s’enfuir, effrayé par ce mouvement. Mais il demeura assis à le regarder et, quand Claude fit quelques pas, il le suivit.
Il essaya de le chasser en riant, mais l’animal ne se laissa pas impressionner.
— Ça y est ? Voilà le vrai chat domestique ? demanda-t-il à haute voix.
Et il pensa à Anna-Maria. Pendant que Richard et lui feraient route vers le nord, elle devrait attendre durant une période de convalescence. Si Felice restait avec elle (et ils ne semblaient guère avoir d’autre choix) Anna-Maria passerait son temps à remâcher ses fautes. Le petit chat serait peut-être le compagnon qui la sauverait.
— Tu veux voyager dans ma poche ? Ou bien préfères-tu mes épaules ? demanda Claude.
Il se baissa pour le prendre et, finalement, décida de le glisser dans sa grande poche de poitrine. Pendant un temps, le chat s’agita, puis il finit par s’installer la tête à l’extérieur. Il n’avait pas cessé de ronronner.
— Là, ça va bien, marmonna Claude. Il pressa le pas, retrouvant un à un les repères, et atteignit bientôt l’emplacement du camp.
Les deux cabanes de décamole avaient disparu.
Sa gorge se serra brusquement et il sentit son cœur s’emballer. Il recula de plusieurs pas et se laissa tomber au pied d’un arbre géant. Il attendit que les battements de son cœur se calment. Il examinait la clairière. Il ne restait pas la moindre trace de leur matériel. C’était comme s’ils n’avaient jamais allumé de feu. Les restes du daim avaient disparu également. Il ne discernait pas la moindre empreinte et il n’y avait pas la plus infime marque dans les herbes pour révéler un combat récent. Mais comment avait-on pu venir à bout de Felice sans combat ? C’était comme si jamais ils n’étaient passés par-là.
Il se leva et fit quelques investigations. Apparemment, les lieux avaient été nettoyés par des gens qui connaissaient très bien leur métier. Mais ils avaient cependant oublié quelques détails. A un endroit, il découvrit des traces parallèles laissées par une branche dont on s’était servie pour effacer des empreintes. Près du torrent, il trouva un fragment de plume près d’un étroit passage de gibier qui allait vers l’amont. Il était collé sur le tronc résineux d’un conifère. Il le prit doucement. Il était vert. Une plume teintée.
Il hocha la tête. Le puzzle se reformait de lui-même. Ils étaient venus. Ils avaient trouvé trois personnes, trois sacs et les avaient emmenés dans cette direction. Qui étaient-ils ? Certainement pas les sbires des Tanu. Ils ne se seraient pas donnés la peine d’effacer les traces de leur passage. Qui, alors ? Les Firvulag ?
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