Une fois encore, son cœur s’accéléra. Il se pinça les narines et exhala lentement, très lentement, jusqu’à ce que l’afflux d’adrénaline diminue et que sa poitrine cesse de résonner. Il n’avait plus qu’à les suivre. Et s’ils le capturaient… eh bien, il aurait au moins déjà accompli en partie ce qui l’avait amené ici.
— Tu es vraiment certain de vouloir rester avec moi ? murmura-t-il à l’adresse du chat en ouvrant toute grande la poche où ronronnait toujours le félin. Mais il ne reçut en réponse qu’un regard assoupi.
» Alors, soupira Claude, c’est eux ou nous, maintenant.
Il se mit en marche d’un pas décidé et suivit le cours de la rivière jusqu’à la tombée de la nuit. C’est alors qu’il sentit une odeur de fumée qui le guida jusqu’à un massif de séquoias, sur une pente rocheuse qui dominait le cours d’eau. Autour d’un feu, des silhouettes sombres étaient rassemblées. Il entendit des rires et des voix.
Il s’avança en prenant soin de rester dans l’ombre, mais il était attendu, de toute évidence. Il se retrouva irrésistiblement attiré vers le feu, levant les mains au-dessus de sa tête, prisonnier de cette compulsion irrésistible dont il avait déjà été victime dans la chambre de Dame Epone.
— C’est un vieux, lança une voix quand il apparut dans le cercle de clarté du feu.
— Il a l’air encore valide, fit une autre ombre. Il pourrait encore servir.
— En tout cas, il a l’air de se comporter plus raisonnablement que ses amis.
Ils devaient être environ une dizaine. Des humains à l’aspect rude, assis sur le sol, autour des flammes. Ils étaient vêtus de peau de daim et de fragments de tissus cousus. Ils finissaient les derniers restes du gibier abattu par Felice tout en grillant une longue broche d’oiseaux en crapaudine.
Une femme s’approcha de Claude. Elle était d’âge moyen, avec de longs cheveux noirs qui grisonnaient aux tempes. Dans la lueur du feu, ses yeux avaient un éclat fanatique. D’un air critique, elle examina Claude, les lèvres serrées. Finalement, elle redressa la tête d’un air hautain et il vit qu’elle portait un torque doré sous le col de sa cape de peau.
— Comment te nommes-tu ? demanda-t-elle d’un ton sévère.
— Claude Majewski. Qu’avez-vous fait de mes amis ? Qui êtes-vous ?
Il sentit l’emprise psychique se relâcher et le regard de la femme se teinta soudain d’humour.
— Mais vos amis sont en sécurité, Claude Majewski. Je suis Angélique Guderian. Vous pouvez m’appeler Madame.
Le Rhône, à présent, était large et son cours paisible. Même à pleine voile, aidé par son petit moteur, le bateau mit très longtemps à laisser l’île de Darask derrière lui. Les vastes plaines d’eau de la Camargue scintillaient dans une brume dorée qui estompait les détails du paysage. Pourtant, après quelques kilomètres vers le sud, les passagers aperçurent enfin des montagnes sur leur gauche et, de loin en loin, des affleurements rocheux au beau milieu des marais. Mais il n’y avait toujours aucun signe de la Méditerranée. Des mésanges oranges et bleues et des bruants à tête rouge piaillaient dans les grands papyrus, de part et d’autre du chenal. On avait découvert le pont pour la matinée et les voyageurs, fascinés, purent observer des crocodiles et des dugongs ainsi qu’un banc de serpents d’eau presque transparents qui lançaient des reflets irisés sous le soleil brumeux.
Il était près de midi quand ils abordèrent une nouvelle île où vingt bateaux étaient déjà à l’ancrage : des embarcations de transport, plusieurs yachts Tanu aux équipages bigarrés et de grands bâtiments sur lesquels des petits ramas silencieux étaient assis par rangs de cinq sur des bancs, pareils à des galériens qui auraient perdu leurs avirons. Sur l’île, ils ne découvrirent que quelques constructions basses. Highjohn leur expliqua qu’ils ne descendraient pas à terre, mais qu’ils devaient seulement s’arrêter le temps de remettre en place les panneaux de la bulle.
— On ne va quand même pas encore s’amuser dans ces foutus rapides, non ? gronda Raimo en sortant sa flasque d’alcool.
— Ce sont les tout derniers, dit le capitaine. Ensuite, c’est fini. D’ailleurs, ça ne sera pas trop dur, même si la différence de niveau est assez importante. L’un des premiers pilotes de barge, au début de la Porte du Temps, a appelé ça la Glissade Formidable. Aujourd’hui, on dit le Toboggan de la Peur, ce qui me semble plus vulgaire, non ?
Stein, assis près de Sukey, eut l’air perplexe.
— Mais on aurait déjà dû atteindre le delta du Rhône, n’est-ce pas ? On devrait tomber sur la Méditerranée. Je me demande de combien peut être la pente ?
— Je crois que vous allez avoir une surprise, dit Bryan. Quand le commandant me l’a expliqué, j’ai eu de la peine à le croire. Moi aussi, j’ai navigué sur la Méditerranée, ne l’oubliez pas. Mais il faut tenir compte d’une légère erreur de calcul des grosses têtes qui ont dessiné nos cartes du Pliocène.
Tout près de là, un homme d’équipage acheva de mettre en place le dernier panneau de la bulle et se redressa en annonçant :
— Paré, capitaine !
— Que tout le monde boucle sa ceinture ! lança Highjohn. Bryan, venez à l’avant. Ça va vous plaire.
Comme ils quittaient l’amarrage, un vent léger se leva. Ils suivirent un temps le sillage d’une énorme barge chargée de lingots de métal. Les dernières brumes se dissipèrent et, enfin, vers le sud, ils aperçurent pour la première fois la mer.
Et un nuage.
— Bon sang ! s’exclama Stein. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? On dirait une usine à plasma ou un volcan ! Ce putain de nuage monte jusqu’à la troposphère.
Le mât fut replié et le moteur coupé. Ils commençaient à prendre de la vitesse. Les bancs d’herbe se firent plus clairsemés et le bateau s’engagea bientôt dans un chenal balisé qui allait vers le sud-est. Sur la rive gauche, le terrain s’éleva, annonçant les premières pentes des Alpes. Ils filaient droit sur le grand nuage blanc et prenaient de la vitesse de seconde en seconde.
— Doux Jésus ! souffla Elizabeth. La Méditerranée a disparu.
La barge, qui les précédait de quelque cinq cents mètres, disparut à leur vue. A l’est comme à l’ouest, au bord de l’horizon, ils ne voyaient plus que des bandes de terres basses et, entre elles, des bras d’eau qui rencontraient un ciel laiteux. Là-bas, quelque part au centre de cette région, il y avait un creux. Puis vint un son, un grondement profond accompagné d’harmoniques aiguës. Il se fit assourdissant. Ils étaient maintenant tout près de la Glissade Formidable, où le Rhône basculait du haut de la façade continentale.
Ceux qui portaient des torques entendirent alors l’appel mental de Creyn.
Dois-je programmer l’inconscience ?
Mais ils répondirent tous à l’unisson : « Non ! » Car leur curiosité transcendait la terreur qu’ils éprouvaient à l’idée de ce qui les attendait en aval du fleuve.
Le bateau fut bientôt engagé dans les premiers remous, lancé dans un courant violent qui se transforma en une série de cascades. A plus de quatre-vingts kilomètres à l’heure, le Rhône franchissait une ultime couche de sédiments pour se précipiter vers les profondeurs de la Mer Vide.
Quatre heures après, ils atteignirent le terme de la Glissade et dérivèrent dans les eaux pâles d’un immense lac. Ils étaient cernés par les mâchoires géantes et multicolores des racines du continent, par des crocs usés faits de gypse, de sel, d’anhydrite. Tous les panneaux furent alors rabattus et le bateau déploya de nouveau sa voile pour mettre le cap sur le sud-ouest, vers Muriah, la capitale des Tanu, à l’extrémité de la Péninsule Baléarique que les Tanu appelaient Aven, et qui dominait la grande Plaine d’Argent.
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