— Ainsi toute cette organisation esclavagiste aurait été mise au point par un humain ?… Doux Seigneur ! Pourquoi faut-il donc que nous pourrissions tout, où que nous allions ?
Madame Guderian eut un rire amer. Avec les boucles de cheveux qui retombaient sur son front ruisselant de sueur, elle paraissait à peine quarante-cinq ans.
— Gomnol n’est pas le seul traître à notre race. Il y a eu également un Turc, un homme du cirque. C’était l’un des premiers clients de l’Auberge : Iskender Karabekir. Ce qu’il voulait, m’avait-il dit, c’était dresser les tigres à dents de sabre. Mais j’ai découvert en arrivant dans l’Exil qu’il s’était voué au dressage des chalikos, des helladothères et des amphicyons qui sont un élément essentiel de la domination Tanu. Autrefois, pour la Chasse ou le Grand Combat, les exotiques allaient à pied. Et les deux camps étaient équilibrés. Les Firvulag avaient pour eux la force physique et leur nombre, et les Tanu leur intelligence et leurs pouvoirs métapsychiques. Mais une Chasse Montée, c’est tout différent. Et le Grand Combat, avec les Tanu sur leurs chalikos et les guerriers humains avec leurs torques contre les Firvulag à pied, est devenu un simple massacre annuel.
Claude se frotta le menton.
— Pourtant, si l’on pense à la bataille d’Azincourt…
— Bof ! Les arcs n’auront pas raison des Tanu, pas plus que la poudre à canon. Pas dans un monde où les éléments pervers de notre propre race trahissent les leurs ! Qui a appris aux médecins Tanu comment inverser la stérilisation des femmes humaines ? Une gynécologue venue de la planète Astrakhan. Une femme humaine ! Non seulement nos talents nos connaissances ont été annexés par ces exotiques, mais nos gènes également ! Et il y en a beaucoup, comme Martha, qui préfèrent mourir plutôt que de faire partie de leur cheptel reproducteur. Savez-vous comment elle est arrivée parmi nous ?
Il secoua la tête.
— Elle s’est jetée dans le Rhin. Elle voulait mourir, elle aimait mieux se noyer que d’être ensemencée pour la cinquième fois. Mais Dieu merci, elle a été rejetée sur le rivage et c’est Steffi qui l’a trouvée et l’a réanimée. Il y a plusieurs Martha dans notre groupe. Je les connais toutes, je les aime toutes, mais je sais aussi que je suis la première responsable de leurs souffrances. Alors, vous comprendrez peut-être à présent pourquoi je n’aurai pas de repos tant que le joug des Tanu ne sera pas vaincu.
Le fleuve se changeait doucement en or liquide. Dans le soleil déclinant, les contreforts du Feldberg se dessinèrent, d’abord rose pâle, puis mauve. Pour atteindre le repaire de Sugoll, ils devraient pénétrer loin dans ces montagnes et traverser au moins soixante-dix kilomètres de forêt profonde. Et ils n’auraient pas encore trouvé le Danube.
— Don Quichotte, dit rêveusement Claude avec un sourire.
— Vous regrettez d’avoir accepté de m’aider ? Vraiment, vous êtes une énigme pour moi, Claude. Je peux comprendre Felice, Richard, Martha, et les plus entêtés d’entre nous, comme le chef Burke. Mais vous… Je ne comprends pas pour quelle raison vous êtes venu au Pliocène, encore moins pourquoi vous avez accepté de participer à cette quête de la Tombe du Vaisseau. Vous êtes trop raisonnable, trop égocentriste, trop… trop débonnaire pour cela !
Il rit.
— Il faut connaître le tempérament polonais, Angélique. Il ne change pas, même chez un Américano-polonais tel que moi. Nous parlions de batailles. Savez-vous de laquelle nous sommes les plus fiers, nous autres les Polacks ? Elle a eu lieu au début de la Deuxième Guerre mondiale. Les chars Panzer de Hitler venaient de pénétrer dans le nord de la Pologne et il n’y avait pas le moindre armement moderne pour les arrêter. Alors, la Brigade de Cavalerie Poméranienne a chargé les tanks à cheval. Personne n’en est revenu. Les hommes et les chevaux ont été massacrés. C’était de la folie pure… mais c’était aussi glorieux et très très polonais. Maintenant, si vous me disiez, vous, pourquoi vous êtes venu dans le Pliocène ?
— Oh, ce n’est pas par romantisme, fit-elle.
Il n’y avait plus la moindre trace d’agressivité ou de tristesse dans sa voix. Elle se mit à parler lentement, d’un ton neutre, comme si elle racontait une pièce de théâtre à laquelle elle avait assisté bien des fois. A moins que ce ne fût là une confession…
— Au tout début, alors que je ne pensais qu’à l’argent, je me souciais peu de savoir quel genre de monde existait de l’autre côté de la Porte du Temps. Mais plus tard, c’est devenu différent. J’ai essayé de recevoir des messages de ceux qui partaient, pour qu’ils me donnent quelques certitudes sur le monde du Pliocène. Combien de fois n’ai-je pas confié des messages à ceux que je pensais être plus raisonnables, plus sensibles que les autres. J’utilisais divers matériaux que je supposais capables de résister à l’inversion du champ temporel. Les tout premiers tests faits par mon époux avaient prouvé, apparemment, que l’ambre était le plus apte à traverser le Temps. J’avais donc fabriqué des enveloppes d’ambre qui contenaient de petites feuilles de céramique sur lesquelles il était possible d’écrire avec un simple crayon de graphite. L’enveloppe devait être scellée avec un ciment balsamique naturel, une résine. J’ai demandé à plusieurs voyageurs d’écrire ce qu’ils avaient découvert de l’autre côté, d’ajouter leur jugement personnel et de rapporter le message à la Porte du Temps où les transferts, invariablement, se font à l’aube. Voyez-vous, le professeur Guderian avait conclu que le temps solaire, au tertiaire, était le même que celui du monde moderne dans lequel nous vivions. J’avais donc cherché uniquement, par ces départs à l’aube, à donner aux voyageurs un maximum de jour pour s’habituer à leur nouvel environnement. Malheureusement, ce programme très régulier a permis aux sbires des Tanu de prendre le contrôle de la Porte ! Bien avant que je ne commence à tenter d’échanger des messages scellés dans l’ambre, les exotiques avaient édifié le Château de la Porte et fait le nécessaire pour s’emparer des voyageurs dès leur arrivée.
— Et vous n’avez jamais reçu le moindre message du passé ?
— Rien. Dans les années qui suivirent, nous avons essayé d’autres techniques plus sophistiquées, mais sans plus de succès. Nous n’avons jamais obtenu la moindre image, le moindre son venu du Pliocène. Tout revenait toujours dans un total état de détérioration. Evidemment, il est facile à présent de comprendre pourquoi.
— Et vous avez cependant continué à expédier les gens.
L’expression d’Angélique Guderian se fit plus sombre.
— J’ai essayé tant de fois de tout arrêter. Mais tous ils m’imploraient, et je cédais, et j’ai continué, oui… Et puis, ma conscience a fini par céder. J’ai utilisé les éléments d’ambre dont je disposais, j’ai construit un dispositif pour déclencher la machine et je me suis expédiée moi-même pour venir voir comment ça se passait vraiment dans le monde, à six millions d’années de notre temps…
— Mais… commença Claude.
— Mais pour échapper à ma chère équipe, à mes dévoués collègues, qui m’auraient sûrement arrêtée, j’ai effectué le transfert à minuit.
— Ah…
— Je me suis trouvée prise dans une terrible tempête de poussière, un vent infernal. J’ai été jetée à terre et emportée comme un fétu de paille. J’avais pris avec moi des boutures de roses et je m’y accrochais désespérément pendant que l’ouragan m’envoyait rouler. Finalement, je suis tombé dans une gorge, dans le lit d’un ruisseau à sec et je suis restée inconsciente jusqu’à l’aube. J’étais tailladée et griffée par tout le corps mais pas gravement blessée. Au lever du soleil le sirocco est tombé. J’ai repéré le Château et j’étais sur le point de m’y rendre pour demander de l’aide quand les hommes sont sortis pour aller attendre les nouveaux arrivants à la Porte. (Elle s’interrompit avec un sourire bizarre.) Mais personne n’est arrivé ce matin-là… J’avais créé un vrai scandale, vous comprenez. Les gens du Château sont alors devenus très nerveux et ils sont repartis à toute allure. Peu après, une troupe de soldats a franchi la barbacane et a galopé vers l’est. Ils sont passés à moins de trente mètres du buisson où j’étais cachée. A leur tête, il y avait un très grand exotique habillé de violet et d’or.
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